2007-01-17

Eloge funèbre de l'abbé Montès

ÉLOGE FUNÈBRE
DU
Vénérable Abbé Montès

Chanoine honoraire de l'Eglise de Paris,
Ancien Aumônier de Madame la Dauphine,
Ancien Aumônier général des prisons de la Seine.


Messieurs,

Si l'honneur d'un père est le patrimoine de ses enfants, ne peut-on pas dire que la vie d'un homme de bien est aussi le patrimoine de tous ceux qui lui survivent ? Quelque soin qu'il prenne de la dérober à leurs regards avant qu'elle s’éteigne, Dieu, à qui rien n'est caché, permet heureusement qu'il en reste toujours assez de témoins pour sa gloire et leur édification. A ne considérer la longue existence du si digne abbé Montès qu'aux yeux du monde, elle est assurément bien obscure ; mais qu'elle est grande aux yeux delà foi ! C'est même de cette obscurité qu'elle tire aujourd'hui tout son éclat. Plus, en effet, elle a été humble et modeste devant les hommes, plus elle a maintenant de mérite devant Dieu. Aussi, le nom de l'abbé Montès appartient désormais à la postérité qui a le droit de le revendiquer comme un consolateur de l'humanité. Ce nom ne sera plus prononcé sans rappeler une bonne action, un bon exemple, et surtout sans inspirer la pratique si touchante de la charité, sa vertu par excellence. Avant de quitter la tombe autour de laquelle nous sommes réunis, j'ai pensé que nous avions un tribut de vénération à payer à la mémoire de ce saint prêtre. Honoré d'ailleurs de son estime et de son amitié, il m'en aurait trop coûté de rester muet en ce moment solennel où nous lui rendons les derniers devoirs.
Jean François MONTÈS naquit à Grenade (Haute-Garonne) le 1er novembre 1765. Dès sa plus tendre enfance il révéla un discernement bien rare. Comme il annonçait les plus heureuses dispositions, l'Archevêque de Toulouse, M. Loménie de Brienne, lors d'une visite pastorale qu'il faisait à Grenade, lui proposa de l'emmener avec lui à Toulouse et de le prendre sous sa protection. C'était une haute faveur, un bel avenir en perspective, puisque M. de Brienne devint depuis principal ministre de Louis XVI. Le jeune Montès, qui avait à cette époque dix ans à peine, ne fut pas séduit par cette proposition ; il la refusa. On pourrait croire que ce n'est pas de lui-même, aussi jeune qu'il était encore, on se tromperait. En parlant de cette circonstance dans ses vieux jours, il se rappelait très bien la résolution énergique qu'il avait prise alors, et ne la regrettait pas. Comment ne pas s'étonner de ce refus à un âge où l'on ne doute de rien, où l'on se fait illusion sur tout, où l'on est avide de ce qui est nouveau, où l'on est flatté des distinctions ? Ah ! C'est que le jeune Montès, tout enfant, était déjà réfléchi ! Il avait déjà, ce qu'il a conservé toute sa vie, un sens droit, un jugement sain. Il n'était enfant que par l'âge, il était au-dessus de son âge par la raison.
Il eut l'avantage d'avoir pour premier instituteur un homme qui eut assez de modestie pour lui dire un jour : Je vous ai appris tout ce que je sais, vous en savez même maintenant plus que moi, je vous conseille d'aller perfectionner et achever vos études au collège de Toulouse ; je vous y conduirai si vous le voulez. C'est ce qui eut lieu. Le jeune Montès avait le sentiment de ses moyens intellectuels. Lorsque, arrivé à ce collège, âgé de onze ans environ, on lui demanda dans quelle classe il voulait entrer : En Rhétorique, répondit-il sans la moindre hésitation. Le Directeur, tout surpris de la réponse de cet enfant qu'il savait sortir de la modeste école de Grenade, lui dit qu'il présumait probablement trop de lui-même, et qu'il n'était pas assez fort pour aborder ainsi d'emblée la rhétorique. Eh bien, reprend aussitôt le jeune Montès sans se déconcerter le moins du monde, je demande à composer. Cette demande était trop juste pour lui être refusée. Chaque composition devait être précédée d'une devise au choix de l'élève. Celle que prit le jeune Montès fût :

A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.

Au moment où l'on proclamait la troisième place, il entend qu'elle est dévolue à sa devise : C'est moi, s'écria-t-il aussitôt. C'est vous, reprend le Directeur, vous êtes des nôtres. Dans ses causeries familières, il racontait ingénument cette anecdote, qui donnait déjà la mesure de ses moyens.
A peine âgé de quinze ans il soutint, avec beaucoup de distinction, devant le Parlement de Toulouse ce qu'on appelait à cette époque la thèse d'honneur. Ce succès eut du retentissement, et fut assez apprécié pour attirer l'attention sur lui. On lui proposa, n'étant que simple laïque, d'être maître des conférences au séminaire de Saint-Charles à Toulouse. Il accepta cette proposition sans avoir alors la pensée de devenir prêtre. Ce n'était pas moins, quoi qu'à son insu, un premier pas vers le sacerdoce. Le contact avec les jeunes lévites qu'il était chargé d'enseigner était, dans les vues de Dieu, le moyen de l'aider à faire les autres pas et de déterminer sa vocation. Elle finit par se manifester, non toutefois sans avoir eu bien des luttes à essuyer. Il avait, dès sa naissance, une santé délicate, qui ne lui permettait pas une application soutenue. Il ne pouvait travailler que par saccade. Doué d'un esprit vif et pénétrant, il suppléait au temps, qu'il ne pouvait pas consacrer à l'étude, par la promptitude et la facilité du travail. Lorsqu'il fut question de faire le premier vœu qui l'engageait irrévocablement au sacerdoce, on lui opposa la faiblesse de sa santé. Cette opposition était d'autant plus sérieuse qu'elle était appuyée sur l'avis des médecins. Elle n'arrêta pas le jeune Montès qui pouvait répondre comme Saint Fulgence, à qui, un jour, on opposait également la délicatesse de son tempérament : Celui qui m'a inspiré la volonté de le servir peut bien me donner aussi la force nécessaire pour triompher de ma faiblesse. Chose bien digne de remarque, celui qu'on arrêtait au début de sa carrière, parce qu'on jugeait sa constitution trop faible, a vécu jusqu'à l'âge de 90 ans révolus, après avoir parcouru cette carrière dans les conditions les plus difficiles et qui devaient le plus en accélérer la fin. C'est que les pensées des hommes ne sont pas celles de Dieu, et quand une âme est bien enracinée dans la foi, elle a grâce pour entreprendre ce que d'autres ne sauraient faire.
Lors de la dernière assemblée des notables pour les élections aux États Généraux qui s'ouvrirent à Versailles le 5 Mai 1789, quoiqu'il ne fût encore que Diacre, il fut désigné par le clergé de Toulouse comme un des électeurs. Sa capacité si précoce et la considération dont il jouissait déjà, tout jeune qu'il était, lui valurent d'être élevé à la prêtrise avant l'âge requis ; les dispenses nécessaires lui furent délivrées à cet effet. A peine était-il revêtu du sacerdoce que la révolution éclata. Forcé de se cacher pour sauver ses jours, il apprend au bout de quelques mois qu'il n'est plus en sûreté dans le lieu où il s'était réfugié, et qu'on veut renouveler à Toulouse l'horrible massacre des prêtres qui avait ensanglanté l'église des Carmes à Paris le 2 septembre 1792. Dès lors ce n'est plus en France qu'il cherche une retraite, mais à l'étranger ; et dans quel temps est-il ainsi contraint de s'expatrier ? Au fort de l'hiver, le 31 Décembre 1792 ! Après avoir échappé à bien des dangers, il franchit la frontière d'Espagne, et arrive tout d'abord à Puycerda. Il croit y séjourner, vain espoir, il est réduit à errer de ville en ville : de Puycerda à Barcelonne, de Barcelonne à Valence, de Valence à Murcie, de Murcie à Carthagène, où il put enfin se fixer, mais où il tomba dangereusement malade. Sa guérison fut considérée comme un miracle. C'en était un, en effet, qu'une santé aussi frêle eut pu résister tout à la fois aux angoisses de la persécution, aux tourments de l'exil, aux cruelles anxiétés d'une vie errante et surtout à la violence du mal dont elle était atteinte. Mais Dieu le réservait pour l'accomplissement des desseins dont sa miséricorde avait plus tard à lui confier l'exécution. Le climat de Carthagène lui devint si contraire qu'il en sortit, aussitôt qu'il le put, pour aller à Malaga, d'où il se rendit ensuite à Séville.
D'Espagne où il resta six ans, les circonstances l'obligèrent à passer en Portugal ; il séjourna dix années à Lisbonne. Toujours maîtrisé par les évènements, il fut contraint d'aller jusqu'au Brésil où il demeura six mois à Rio-Janeïro et dix-huit mois à la baie de tous les Saints. Il eut fort à souffrir des brûlantes chaleurs de l'Amérique du Sud, et finit par venir en Angleterre où il resta quatre ans. Là, comme dans tous les pays où il a passé le temps de son émigration, il vivait du produit des leçons qu'il donnait. Sa méthode était si claire, si appréciée, qu'il avait autant d'élèves qu'il en voulait appartenant aux premières familles de Londres. Naturellement discret et réservé, il évitait, le plus possible, toute discussion religieuse à laquelle il était exposé en sa qualité de prêtre ; et quand, malgré toute sa discrétion, il était provoqué sur ce terrain, il ne reculait pas toutefois ; il s'arrangeait de manière à faire une de ces réponses si péremptoires qu'elle pût immédiatement fermer la bouche à son adversaire. Ainsi, un personnage d'un rang élevé l'aborda un jour en ces termes : Vous autres Catholiques vous vous laisseriez déchirer en morceaux pour votre religion. Milord, répond aussitôt l'abbé Montès, ne parlons pas de ça, je me bornerai à vous dire qu'avant Henri VIII nous étions frères. Cette réponse si simple, mais si pleine de sens et d'à-propos eut tout l'effet qu'il en espérait, elle coupa court à toute discussion.
Pendant les Cent-jours l'abbé Montès fut en Angleterre l'aumônier de Madame la Dauphine. Quand la famille royale rentra en France, les instances les plus pressantes lui furent adressées pour y rentrer aussi. Il n'était point de lui-même disposé à y revenir. Modeste, simple dans ses goûts, sans ambition, il serait probablement resté à Londres où le produit de ses leçons lui suffisait pour vivre. Il regarda comme un devoir de céder aux instances qui lui étaient faites, parce qu'il n'avait plus à craindre qu'on exigeât de lui un nouveau serment. Plutôt que de le prêter, il aurait préféré un exil perpétuel. Inébranlable dans sa foi, rien au monde n'aurait pu le faire transiger avec sa conscience.
Arrivé à Paris, il était loin de se douter du poste qui lui serait assigné. C'était le secret de Dieu ; le moment était venu de le lui révéler. On créa spécialement pour lui, d'après les intentions du roi Louis XVIII, une place sous le titre d'aumônier général des prisons de la Seine. Il fut bien expliqué alors que cette place ne lui était donnée que provisoirement et en attendant une position plus importante. Mais ce qui paraissait provisoire dans la pensée de celui qui lui conférait cette fonction, était réellement définitif dans les desseins de la divine Miséricorde. L'abbé Montès, lui-même, l'a exercée, dès le premier moment, comme s'il ne devait plus en avoir d'autre. Il n'était pas homme à ne remplir qu'à demi une mission dont il se chargeait.
Nommé le 20 novembre 1815, il mit aussitôt la main à l'œuvre. Mais quelle rude entreprise ! il y a tout à faire, tout à créer. Peu importe, il ne reculera devant aucun obstacle. Voulez-vous savoir où il puise tant de force, tant de confiance dans l'accomplissement de ses résolutions ? Écoutez ce qu'il répond à une personne dans une haute position sociale, qui semblait le plaindre en lui disant : Votre place, M. l'abbé, est bien affligeante. Personne ne le sait plus que moi, mais elle est grande aux yeux de la Religion, cela me suffit. Admirable réponse qui, à elle seule, peint si bien l'abbé Montès et le révèle tout entier. Avant lui, il n'y avait de chapelle dans aucune des prisons de la Seine, et cependant quel lieu en avait plus besoin qu'une prison ? C'est lui qui, le premier, a demandé et obtenu qu'on en construisît. Il avait compris que ce serait essayer en vain d'apporter des consolations dans ce triste séjour, s'il ne commençait point par élever un temple au Dieu de toute consolation. Il a eu celle de voir ses efforts couronnés de succès. Toutes les prisons de Paris ont eu leur chapelle, qui s'élevait, pour ainsi dire, à sa voix. On ne sait pas assez généralement tout l'effort que l'homme doit faire sur lui-même pour ne pas se laisser abattre dans l'adversité. C'est alors que notre pauvre nature, épuisée par une lutte incessante, ne peut pas se tenir debout, et tombe infailliblement si l'on n'a pas placé son point d'appui sur la seule base qui ne puisse être ébranlée, LA RELIGION. Voilà ce qu'avait si bien compris le vénérable abbé Montès. Aussi, il avait plus que de la sympathie, il avait du respect pour le malheur, lorsqu'il le voyait supporté avec résignation.
Aux consolations spirituelles qu'il ne se lassait pas de donner aux prisonniers, il joignait les adoucissements matériels. Nouveau Vincent de Paul, sa passion était la Charité. Il n'y avait sorte d'inventions qu'il n'imaginât pour tâcher d'apporter du soulagement au sort des prisonniers. Pour ne citer qu'un fait, en passant, chaque dimanche, tous sans exception, recevaient une ration de tabac ; il avait remarqué combien l'usage leur en était agréable et, par suite, combien ils en auraient ressenti la privation. A toute heure de jour et de nuit il était à leur disposition.
Rien ne pouvait ralentir son zèle dans l'exercice de ses pénibles fonctions. Oui, assurément bien pénibles ! Que l'on se reporte, en effet, à l'époque où l'abbé Montès les remplissait. Il n'y avait pas alors tous les changements qui ont été introduits depuis, tant dans le régime des prisons, que pour le transport des prisonniers. Ainsi, par exemple, c'était à Bicêtre, pendant bien des années, qu'avait lieu le départ de la chaîne. Quel émouvant spectacle elle présentait ! Debout, au milieu des condamnés déjà enchaînés et tous prêts à partir pour le bagne, le vénérable abbé leur adressait l'allocution la plus touchante qu'il commençait par ces mots : Mes enfants. Admirable charité qui le portait à se constituer le père de ceux qui étaient séquestrés de la société ! Ingénieuse paternité qui, en montrant à ces malheureux qu'ils n'étaient pas entièrement délaissés, relevait leur moral et les rendait plus accessibles aux grandes vérités qu'il leur révélait, pour leur apprendre toute la récompense que Dieu, dans son infinie miséricorde, réservait à une généreuse expiation de leurs fautes ainsi qu'à leur résignation dans la souffrance !
Que dire de sa mission auprès des condamnés à mort ? Là ce n'est plus le simple aumônier qui apparaît, mais bien plutôt un ange consolateur. Il n'a plus qu'une pensée, celle de sauver l'âme qui va paraître devant son Dieu. Avec quelle active sollicitude il épie le moment favorable pour entretenir le pauvre patient, dont tous les instants sont comptés, toucher son cœur, y exciter une contrition parfaite et l'arracher au désespoir en lui rappelant ces sublimes paroles du divin Maître qui, ne voulant pas même renvoyer au lendemain la récompense qu'il attache à un repentir sincère, n'a rien de plus pressé que de dire au larron pénitent : Avec moi, aujourd'hui, vous serez en Paradis !
Il n'y a maintenant qu'un pas de la prison à la place où l'on exécute. Quelle différence avec ce qui se passait autrefois, lorsqu'il fallait par tous les temps, par toutes les saisons, accompagner le condamné à mort, soit en place de Grève, sur une lourde charrette, soit depuis, à la barrière Saint-Jacques ! Il lui est même arrivé d'avoir à faire sur cette fatale charrette le trajet de Paris à Montreuil, l'une des communes du département de la Seine où l'instrument du supplice avait été dressé.
Non content de venir en aide aux prisonniers pendant leur captivité, c'était auprès de lui qu'ils trouvaient, à leur sortie de prison, de quoi traverser le passage, si difficile pour eux, de la liberté à un état qui leur permît de pourvoir par eux-mêmes a leur existence. Il a accompli à la lettre celte parole de son divin Maître : Dieu est charité. Aussi, ce ne serait donner qu'une idée bien imparfaite de son zèle à soulager son prochain que de se borner à dire de lui qu'il était charitable ; il serait plus juste d'emprunter les paroles du Sauveur et de dire qu'il était charité, non pas seulement pour toutes les œuvres qu'il faisait, mais encore par la manière dont il les faisait. N'agissant que pour Dieu et en vue de Dieu, il ne voulait et n'avait que Dieu pour témoin de tout le bien qui se répandait par ses mains. C'eût été le blesser que de lui en parler.
Tout à tous, il étendait même aux étrangers le secours de son ministère sacerdotal. Les Espagnols et les Portugais, dont il parlait la langue avec une étonnante facilité, trouvaient en lui, lorsqu'ils venaient en France, le guide tout à la fois le plus prudent, le plus sûr, le plus éclairé pour la direction de leur conscience. Il semblait que son cœur se fût senti trop à l'étroit si son dévouement à son prochain avait eu des bornes.
Au milieu de tous les soins spirituels et temporels qu'il prodiguait aux prisonniers, il trouvait encore le temps de prêcher dans presque toutes les paroisses de Paris, et de composer des sermons, dont plusieurs sont remarquables par l'élévation des pensées, par les aperçus nouveaux sous lesquels sont envisagés les sujets qu'il a traités, par leur précision, leur clarté, en un mot, par le cachet particulier dont ils sont empreints et qui n'appartient qu'à lui. Il est à désirer que ces sermons sortent un jour de l'obscurité dans laquelle l'humble abbé a voulu qu'ils restassent ensevelis de son vivant. La lecture ne peut qu'en être instructive et édifiante.
L'abbé Montès a été le type du vrai ministre de Jésus-Christ. Il était impossible de pousser plus loin la confiance en la miséricorde de Dieu et l'abandon à sa Providence. Alors qu'il commençait à monter avec peine les degrés de l'autel, on lui demandait s'il ne croyait pas arrivé le moment de sa retraite : Ce n'est pas à moi à le provoquer, répondit-il, quand il plaira à Dieu que je cesse les fondions que j'occupe, il saura bien trouver le moyen de me manifester sa volonté. Jusques là je ne ferai rien pour les quitter. Il tint parole ; et Dieu, qui ne pouvait pas laisser sans récompense une aussi grande foi dans sa providence, disposa depuis les évènements d'une manière si merveilleuse qu'il semble les avoir amenés tout exprès pour indiquer à son digne serviteur le parti qu'il avait à prendre, et lui procurer la nouvelle position qu'il avait de toute éternité réservée à ses vieux jours.
Comme Saint Paul, il ne tenait qu'à une gloire, celle du témoignage de sa conscience. Je lui ai entendu exprimer à ce sujet une trop belle pensée pour ne pas la reproduire ici. Ne faisant aucune économie, parce qu'il donnait aux prisonniers tout ce qui ne lui était pas absolument nécessaire pour se vêtir et se nourrir, il me disait un jour : Je n'ai rien, et pourtant si l’on me renvoyait, je ne me trouverais pas plus malheureux pour cela, il me suffirait de penser que je n'ai rien fait pour démériter, et ce témoignage de ma conscience me conserverait ma tranquillité comme auparavant.
L'abbé Montès avait pour principe qu'on ne pouvait bien remplir une fonction que lorsqu'on était toujours prêt à la quitter, et que ce n'était qu'à cette condition qu'on pouvait l'exercer honorablement, sans avoir jamais à transiger avec sa conscience sur tout ce qui tient à l'honneur et à la dignité de l'homme. Il ne se contentait pas du précepte, il le mettait en pratique. Un jour qu'on voulut prendre des mesures qui portaient atteinte à son titre d'aumônier général des prisons de la Seine, il envoya immédiatement, pour toute réponse, sa démission. Elle ne fut pas acceptée, et comme la condition de son maintien dans ses fonctions était qu'elles restassent intactes, on a renoncé à y apporter le moindre changement. Il attachait du prix à ce titre d'abord, par respect pour la personne du roi Louis XVIII qui le lui avait donné, ensuite par tout le bien qu'il le mettait à même de faire.
L'abbé Montès pouvait aspirer aux premières dignités ecclésiastiques : car il n'était pas moins distingué par son instruction que par ses vertus. Ancien professeur de philosophie à la faculté de Toulouse, il était en outre docteur en théologie. De plus, il a prêché, sous la Restauration, l'Avent à la cour, et le panégyrique de saint Louis devant l'Académie française. On sait qu'un tel honneur n'était réservé qu'à des prédicateurs de choix. Cependant, il est toujours resté dans ses obscures fonctions quoique ce fût une nature exceptionnelle et merveilleusement douée. Il avait, en effet, une intelligence supérieure, une grande rectitude de jugement, beaucoup de pénétration, de justesse, de promptitude dans l'esprit, une droiture inflexible, une douceur qui s'alliait à la fermeté, une égalité d'humeur qui résistait à une constitution excessivement nerveuse, un grand empire sur lui-même, un extrême désintéressement, une exquise délicatesse de sentiments, une candeur angélique, une bonté parfaite. Toutes ces éminentes qualités étaient comme voilées par une rare modestie et couronnées par le plus noble caractère.
L'abbé Montès, jusqu'à l'âge de 88 ans, avait conservé toutes ses facultés. Il se faisait un bonheur de relire à la fin de sa carrière toute la sainte Ecriture. Frappé tout à coup de cécité, il dût renoncer à ce projet qui lui avait tant souri. Il accepta cette nouvelle épreuve sans le moindre murmure, quelque sacrifice qu'elle imposât à un esprit tel que le sien. Loin, de se plaindre, il disait : C'eût été une trop grande satisfaction pour moi, et il ne doit pas y en avoir en ce monde. Malgré la perte de sa vue, il pouvait du moins, à l'aide d'un bras sur lequel il s'appuyait, continuer une habitude à laquelle il tenait beaucoup, celle de sortir tous les jours. Un mal, dont ses deux jambes sont successivement atteintes, le condamne bientôt à une immobilité absolue, lui naturellement si actif. A le voir accepter avec tant de soumission ce nouveau sacrifice, on croirait que Dieu n'a permis cette nouvelle infirmité que pour mettre plus en relief les vertus de son digne serviteur. Lorsque, par intérêt pour une santé aussi précieuse, on lui demande de se prêter à tous les soins qu'elle exige, il répond aussitôt avec la simplicité en même temps qu'avec l'énergie d'une conviction profonde : C'est mon devoir ; notre vie ne nous appartient pas. Nous sommes comme des soldats en faction, nous n’avons pas le droit de quitter notre poste. N'est-ce pas ici qu'apparaît, jusqu'à la dernière évidence aux yeux du vrai chrétien, cette merveilleuse supériorité de l'âme sur le corps, dont le dépérissement graduel, incessant, nous annonce la fin prochaine, inévitable, tandis que l'âme, par l'inaltérable sérénité dont elle ne cesse de jouir dans ce corps mourant en détail, semble déjà en possession de son immortalité ?
Toute la vie de l'abbé Montès peut se résumer en deux mots : l’exil et les prisons.
L'exil, dans lequel il a passé 22 ans pour échapper aux persécutions si violentes suscitées contre le clergé dont il faisait partie. Que d'inquiétudes, que de privations, que de peines pendant un éloignement aussi prolongé de sa patrie !
Les prisons, où, pendant 35 ans consécutifs, il a exercé le plus pénible ministère, qu'il n'a quitté qu'à regret à cause de son grand âge, qui ne lui permettait plus d'en remplir les fonctions telles qu'il les avait organisées.
Si le fils de Dieu a été aussi magnifique dans ses promesses pour de simples visites aux prisonniers, quelle ne sera pas la récompense réservée à celui qui passait pour ainsi dire sa vie avec eux, dans l'unique but de leur prodiguer tous les secours spirituels et temporels qu'il était en son pouvoir de leur procurer ?
On ne peut donner qu'une esquisse bien imparfaite d'une existence si pleine de jours au moment où elle vient de cesser. Les malheureux ont perdu un soutien sur la terre, mais ils compteront un avocat de plus dans le ciel. Oui, c'est au ciel qu'est montée cette âme d'élite ! Quelqu'impénétrables que soient les desseins de Dieu, j'ai besoin d'espérer qu'à l'heure où je vous parle, son divin maître lui a déjà dit : Venez le béni de mon père, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. Heureux celui qui peut laisser après lui une espérance aussi ferme, aussi consolante ! Quel plus noble héritage peut-il léguer à sa famille ? — Heureuse la famille qui sait en profiter pour mériter un jour de le rejoindre !
L'abbé Montès est né le jour de la fête de tous les Saints. Après une aussi belle vie selon la foi, ne peut-on pas dire que le jour de sa mort a encore été un jour de fête pour ces bienheureux dans le ciel, dont le plus grand bonheur est de nous voir partager avec eux l'éternelle félicité dont ils jouissent ?

2007-01-09

Conférence sur le Crédit Agricole



CONFÉRENCE

SUR

LE CRÉDIT AGRICOLE

LES CAISSES RÉGIONALES ET RURALES

DONNÉE

A la séance publique du Syndicat professionnel agricole de la Haute-Garonne

Le 11 Mars 1900

PAR

M. V. UCAY

Docteur en Droit, Conseiller général.



MESSIEURS,


Notre honorable Président faisait allusion, dans son magistral discours, à des conférenciers de cœur et de talent ; cet éloge pouvait bien s'appliquer aux maîtres éminents que vous venez d'entendre, mais il ne pouvait, certes, s'adresser à moi qui suis appelé pour la première fois à prendre la parole devant cette assemblée.
Je suis, au contraire, encore confus du trop grand honneur que l'on m'a fait, en me désignant pour cette tâche, et je l'aurais peut-être déclinée si je n'avais voulu saisir l'occasion unique, qui m'est offerte, d'exposer l'organisation pratique du crédit agricole devant un public nombreux, sans doute, mais surtout composé de propriétaires, vivant comme moi sur leurs terres, au milieu de ces cultivateurs qui doivent bénéficier du crédit agricole, et par conséquent bien compétents pour apprécier l'utilité et l'opportunité de ce crédit.
Je serais trop heureux, Messieurs, si je pouvais vous faire partager les convictions qui m'animent ; mais, ce que je désire avant tout, c'est que ma voix, si faible qu'elle soit, trouve en vous un écho, et que, franchissant les murs de cette enceinte, elle arrive jusqu'à nos cultivateurs, nos ouvriers, nos paysans, et leur donne l'assurance formelle qu'en favorisant la création d'un crédit agricole, le Syndicat de la Haute-Garonne ne poursuit qu'un but : c'est de travailler sans relâche à l'amélioration matérielle et morale de leur sort.
Mon intention est de traiter la matière du crédit d'une façon pratique. Mais auparavant, je suis tenu de résoudre certaines questions qui sont plutôt du domaine de la théorie.


1° Tout d'abord, est-il utile de fonder un crédit agricole ?


La question paraîtrait oiseuse, s'il s'agissait de commerce ou d'industrie ; car il est admis par tout le monde que ces deux branches de l'activité humaine ne sauraient exister, nulle part, sans le crédit.
Et pourquoi la question serait-elle plus discutable en agriculture ? Celle-ci ne tient-elle pas à la fois et de l'industrie et du commerce ? N'est-elle pas une véritable usine de produits organiques ? Ne met-elle pas, en œuvre, des capitaux considérables ? Ne cherche-t-elle pas à faire valoir l'argent que l'on confie à la terre, sous forme de semences, d'engrais ? etc.
La réponse ne paraît pas douteuse.
Et cependant, que se passe-t-il en pratique ?
Lorsque le plus petit commerçant ou industriel veut obtenir du crédit, il trouve des banquiers toujours disposés à lui ouvrir leur guichet ; tandis que le petit propriétaire qui a de bonnes terres au soleil, mais qui à un moment donné a besoin d'une somme, même minime, se voit refuser l'accès de toutes les maisons de banque.
On me citera, il est vrai, un dicton tel que celui-ci :
« Le propriétaire qui emprunte court à sa ruine. »
Cela peut être vrai de celui qui emprunte pour faire des dépenses fastueuses ; mais ce n'est pas le cas qui doit nous intéresser ici.
Nous nous occuperons seulement de l'agriculteur qui veut faire des dépenses utiles et nous distinguerons deux sortes d'emprunts : l'emprunt nécessaire et l'emprunt facultatif.
L'emprunt sera nécessaire, toutes les fois qu'un cas de force majeure aura mis le propriétaire dans l'impossibilité de faire face à ses obligations, avec ses ressources ordinaires.
Pourrait-on dire, par exemple, à l'agriculteur qui, après avoir contemplé ses beaux épis dorés, les voit tout à coup enfouis dans le sol par la grêle, de ne pas emprunter pour acheter des semences ? Oserait-on soutenir à ce viticulteur, dont les pampres ont été brisés par l'ouragan, qu'il ne doit pas emprunter pour donner des soins à sa vigne l'année suivante ?
Et au métayer, dont les écuries ont été décimées par l'épidémie, lui persuadera-t-on de ne pas remplacer ses attelages disparus ?
Qu'eût fait le Midi de la France si, après l'invasion phylloxérique il n'avait pas eu recours à l'emprunt pour reconstituer ses vignobles avec une telle rapidité et une si grande réussite, que la surabondance de leur récolte est devenue aujourd'hui une menace pour nous ?
Tout autant de cas, Messieurs, où l'emprunt n'est que trop justifié et où l'on pourrait dire à l’encontre du dicton déjà cité : « celui qui n'emprunte pas, se ruine. »
Mais à côté de ces emprunts indispensables il y a les emprunts facultatifs. Ce sont ceux qui ont simplement pour but, d'améliorer la production, d'augmenter les rendements.
Ils méritent d'être encouragés, parce qu'ils seront souvent un stimulant de l'intelligence et de l'activité et, par conséquent, une cause de progrès.


2° A qui doit-on prêter ?


Ce n'est pas au grand propriétaire qui emprunte des sommes considérables pour de grandes spéculations et qui ne peut se libérer qu'à des échéances éloignées. Celui-là trouvera toujours à emprunter à de bonnes conditions dans les grandes Sociétés telles que le Crédit Foncier, les Sociétés foncières de prêt et même chez les notaires.
L'institution du Crédit agricole est surtout faite pour favoriser le petit propriétaire, le fermier, le métayer et, en un mot, tous ceux qui peuvent avoir besoin de petites sommes et pour un temps relativement court.
Rien n'empêchera, du reste, que les grands propriétaires ne fassent usage de ce crédit dans les conditions précitées ; mais ce ne sera jamais qu'à titre exceptionnel.
Il faut, poser ce principe que le Crédit agricole doit être mobilier et personnel.
On prêtera au cultivateur, non pas à raison de l'étendue ou de la valeur des terres qu'il possède, mais eu égard à son honorabilité, à sa moralité, à ses aptitudes professionnelles. C'est le cultivateur laborieux et honnête qui trouvera surtout accès auprès des banques agricoles ; suivant une heureuse expression, on lui prêtera non parce qu'il a quelque chose, mais parce qu'il est quelqu'un.


3° Dans quelles circonstances devra-t-on prêter ?


Toutes les fois qu'il y aura lieu de favoriser une opération concernant l'industrie agricole. C'est ainsi qu'on pourra avancer les sommes nécessaires pour acheter des semences, des engrais, des outils aratoires, des instruments agricoles perfectionnés, des animaux de croit ou de travail.
On n'encouragera aucune dépense de luxe car on prête pour « mieux cultiver et non pour mieux vivre. »
Certaines industries se rattachant à l'agriculture, pourront aussi bénéficier du crédit agricole ; ainsi il sera quelquefois avantageux pour les agriculteurs d'une région qu'on favorise dans une commune la création d'un atelier de charronnage ou de maréchalerie lorsqu'elle en est dépourvue.
Quelques exemples, d'ailleurs, feront mieux saisir les avantages du prêt :
Si un métayer ou fermier veut faire l'élevage de bêtes à laine et qu'il n'ait pas les fonds indispensables pour l'achat d'un troupeau, il s'adressera à un bailleur de fonds qui lui achètera le troupeau et le lui donnera à cheptel, c'est-à-dire qu'il prendra la moitié des bénéfices, comme revenu de son argent. Or ces bénéfices pour un troupeau de 1000 à 1200 francs, peuvent être de 4 à 500 francs dont moitié pour le bailleur, 250 francs. Il s'ensuit que le fermier aura emprunté son argent à 20 ou 25 %.
Mais si ce fermier est honnête, laborieux et qu'il trouve accès auprès du crédit agricole, il obtiendra son argent à 3 ½ ou 4 % et paiera 40 francs d'intérêt au lieu de 250. Dans 5 ans ce fermier aura gagné la valeur de son troupeau par la seule différence des intérêts.
Un cultivateur vint me raconter ces jours-ci qu'il avait acheté un arpent de terre au prix de 1000 francs ; qu'il avait mis là toutes ses économies et que son grand désir serait de planter cet arpent en vignes ; mais pour cela il fallait de 150 à 200 francs d'avances qu'il ne possédait pas.
Ne croyez-vous pas, Messieurs, que le Crédit eût été bien appliqué en l'espèce et qu'on aurait pu sans crainte prêter 150 à 200 francs à un ouvrier assez sage pour avoir économisé sou par sou une somme de mille francs et acheté son lopin de terre à la transformation duquel il veut consacrer tout son labeur ; sûrement, cet ouvrier doublera la valeur de son fonds et le paiement des intérêts de la somme empruntée qui ne dépasseront pas 6 à 8 francs par an ne lui imposera aucune gène.
Il y a déjà deux ans qu'a été promulguée la loi sur les warrants agricoles. On a cru voir tout d'abord dans cette loi une panacée universelle. Or, qu'est-il arrivé ? C'est que cette loi n'a reçu, au moins dans nos régions, aucune application par suite du nombre des formalités qu'elle exige et de l'ignorance dans laquelle sont, à son égard, ceux qui pourraient le plus en profiter.
Eh bien, Messieurs, je crois que si le crédit agricole existait, la loi sur les warrants serait aussitôt mise en pratique et cela au grand profit de l'agriculture. Lorsqu'un cultivateur viendrait dire à un des administrateurs du crédit agricole : j'ai tant de récoltes dans mon grenier ou dans mon chai, mais le moment ne me paraît pas propice pour la vente et cependant j'ai besoin d'une somme déterminée, cet administrateur lui répondrait :
Mon ami, venez avec moi chez le greffier ; vous allez me signer un papier qui s'appelle warrant qui coûte 0 fr. 50 % et je me charge de tout le reste. Car cet administrateur saura bien que, muni de ce warrant qui vaut plus qu'une lettre de change, il trouvera de l'argent pour satisfaire ce cultivateur.
Il serait superflu, Messieurs, de multiplier davantage les exemples qui prouvent l'utilité et l'efficacité du Crédit agricole. Je me hâte de traiter une quatrième question.


4° Par quels moyens va-t-on instituer le Crédit agricole.


Actuellement l'agriculteur qui veut emprunter dispose de trois moyens : l'emprunt hypothécaire ou notarié, l'emprunt chez un banquier, ou l'emprunt chez un particulier par lettre de change.
L'emprunt par hypothèque est une bien vieille institution qui est actuellement l'objet de nombreuses critiques ; sa réforme est depuis longtemps à l'ordre du jour du Parlement. On sait, en effet, toutes les entraves que crée l'hypothèque à la circulation des biens et combien elle a soulevé de difficultés dans les partages, les successions de mineurs etc.
En tout cas elle exige un acte notarié dont les frais pour de petites sommes sont disproportionnés avec le résultat à obtenir.
L'emprunt fait à un banquier de campagne offre aussi des inconvénients. Sans doute il n'y a pas d'hypothèque, ni d'entrave à la circulation des biens, mais le banquier qui loue son argent ou celui d'autrui est tenu d'exiger, un taux élevé de façon à être rémunéré de ses peines, à courir des risques et aussi à tenir un certain train de maison qui dénote la prospérité de sa banque et inspire confiance à ses clients.
Il prête en général à 6 %, mais comme il renouvelle les mandats tous les trois mois, et prend 1 % de commission à chaque renouvellement, — soit 4 % par an — en fait, les frais d'emprunt sont de 10 %.
Reste l'emprunt, à un particulier par lettre de change.
Contre celui-ci, nous n'aurions rien à dire si nous le croyions facilement réalisable ; mais d'un côté il y a une grande difficulté pour l'emprunteur à rechercher les particuliers qui disposent de fonds et veulent les prêter sur simple billet, de l'autre, l'attente de l'emprunteur, l'ennui de se procurer sur lui des renseignements certains, l'obligation de diviser ses prêts, déterminent le plus souvent les détenteurs de fonds à les confier de préférence à la Caisse d'épargne, ou aux Sociétés de Crédit, plutôt qu'à des particuliers.
Puisque aucun de ces modes d'emprunt ne nous satisfait, sur quoi allons-nous faire reposer le Crédit agricole ?
La réponse sera brève : sur la Mutualité… Vous savez tous, Messieurs, combien cette bienfaisante institution a fait de progrès dans cette seconde moitié du siècle.
Appliquée d'abord au soulagement des malheureux au moyen des Sociétés de Secours mutuels, elle s'est successivement étendue aux Caisses de retraite pour la vieillesse, aux Assurances contre les accidents, contre la mortalité du bétail etc.
Nous allons Messieurs, lui faire franchir une dernière étape en l'appliquant au Crédit agricole.
Ce sera un fleuron de plus à cette belle couronne que nous devons tresser à la Mutualité dès l'aurore du vingtième siècle.
Soyons tous mutualistes, Messieurs, car nulle devise n'est plus belle, plus humaine et plus réalisable que celle qui est inscrite sur le drapeau de la Mutualité :


TOUS POUR UN ; UN POUR TOUS


Législation


Pour appliquer la Mutualité au Crédit agricole la loi a créé un mécanisme peu compliqué, mais qui comprend quatre rouages, ou plutôt quatre échelons successifs.
Les échelons se relient les uns aux autres comme les anneaux d'une même chaîne. Ce sont : 1° l'emprunteur ; 2° la Caisse rurale ; 3° la Caisse régionale ; 4° la Banque de France :
L'emprunteur. — Je n'en parlerai guère, j'ai dit plus haut que ce devait être le petit agriculteur, le petit cultivateur qui a besoin d'être encouragé dans ses opérations agricoles ou le grand propriétaire qui, accidentellement, a besoin d'un crédit modéré ;
La Caisse rurale. — J'en donnerai la définition suivante qui me parait embrasser la généralité des cas.
La Caisse rurale est une association de propriétaires, syndiqués ou non, d'une même commune, formée en vue de faciliter ou de garantir par des prêts les opérations agricoles de ses membres.
Cette définition renferme trois principes qui sont essentiels pour le bon fonctionnement de la Caisse rurale.
Le premier, c'est que le rayon de la Caisse rurale ne doit pas dépasser les limites de la commune.
C'est seulement dans ces limites que les administrateurs de la Caisse pourront suffisamment connaître la valeur morale des associés qui demandent un crédit et surveiller avec efficacité l'emploi des fonds qui leur auraient été confiés.
Il faut qu'on sache d'une façon absolue si l'emprunt a reçu la destination pour laquelle il a été fait et si l'emprunteur continue à jouir de la réputation qui lui a valu la confiance qu'on a placée en lui.
Une pareille surveillance aussi continue ne peut s'exercer en dehors des limites de la commune car les moyens d'information et les occasions de contact pourraient manquer.
Rien n'empêche cependant qu'exceptionnellement on ne puisse joindre deux communes ensemble ; mais je ne conseillerai jamais de constituer une Caisse rurale, soit pour un canton tout entier et encore moins pour un arrondissement.
Le deuxième principe, c'est qu'on ne doit prêter que pour faire des opérations agricoles : toute opération commerciale ou industrielle qui ne se rattache pas directement à l'agriculture ne sera pas l'objet d'un prêt de la part de la Caisse rurale.
L'opération agricole doit être elle même bien spécifiée et ne pas déguiser un emprunt destiné à l'extinction d'anciennes dettes ou à des dépenses de luxe.
Le troisième principe, c'est que les prêts ne peuvent être faits qu'à des membres de l'Association. S'il en était autrement, le crédit ne serait pas mutuel. Ainsi donc, quelle que soit l'honorabilité et la solvabilité des personnes qui veulent faire un emprunt, elles n'obtiendront satisfaction que si elles font partie de l'Association. On ne devra jamais laisser fléchir ce principe, sous peine de voir la Caisse rurale dégénérer en banque de spéculation. Il va sans dire que le maximum des prêts sera limité, d'abord pour mieux répartir les risques, mais surtout pour que l'opération ne comporte pas une avance trop considérable.
Ces trois principes étant admis, sous quelle forme devrons-nous fonder la Caisse rurale ?
Deux systèmes, ou plutôt deux types, sont plus habituellement adoptés.
Le type Raiffeisen et le type conforme à la loi du 5 novembre 1894.
L'un a pour base la responsabilité illimitée, l'autre la responsabilité limitée :
1° Type Raiffeisen.
La Caisse rurale du type Raiffeisen est une société en nom collectif, à capital variable.
Elle est régie par les articles 20, 21, 22 du Code de commerce et par les articles 48 à 54 de la loi du 24 juillet 1867.
Comme société en nom collectif, elle comporte la responsabilité solidaire et illimitée de tous ses membres.
La formation est des plus simples : Il suffit que trois personnes se réunissent et déclarent se former en société en dressant les statuts de leur Société par acte sous-seing privé et en autant d'exemplaires qu'il y a de membres.
La société ainsi constituée peut admettre, dans son sein, autant de membres qu'elle voudra et commencer les opérations en ayant soin, tout d'abord, d'organiser un conseil d'administration ; il ne lui restera ensuite qu'à remplir certaines formalités, telles que l'enregistrement de l'acte (au droit fixe de 3 fr. 75), le dépôt d'un exemplaire aux Greffes de la Justice de Paix et du Tribunal de commerce (12 francs) et la publication dans un journal.
La société régulièrement formée, comment va-t-elle fonctionner ? Elle peut ne pas posséder de capital et il est préférable même qu'elle n'en possède pas au début, parce que les intérêts à servir pour ce capital grèveraient son budget.
Elle attend qu'une demande d'emprunt soit faite par un de ses membres.
Dès que cette demande se produit, elle fait un appel de fonds, soit à un associé, soit à une personne étrangère à la société. Avec la responsabilité solidaire et illimitée de tous ses membres, elle offre une garantie à nulle autre pareille.
Il est donc certain qu'elle trouvera toujours du crédit. Elle n'a d'ailleurs, pour qu'on réponde à son appel, qu'à servir un intérêt supérieur à celui de la Caisse d'épargne, 2 fr. 75 par exemple, et les économies des paysans afflueront dans sa caisse au lieu de se déverser dans celles de l'Etat.
Supposons donc que la caisse rurale a obtenu le dépôt d'une somme égale à celle pour laquelle l'emprunt doit être fait.
Le déposant retire un bon de la somme prêtée, signé par le président de la caisse.
L'emprunteur, de son côté, souscrit un billet de pareille somme et le fait avaliser par une caution reconnue solvable.
Le déposant obtient ainsi la garantie solidaire de tous les membres de la caisse rurale et celle-ci possède la garantie de l'emprunteur et de sa caution.
Pour compléter cette dernière garantie, la caisse est tenue de se constituer une réserve au moyen des bénéfices qui résulteront de la différence entre le taux du prêt et celui de l'emprunt. Si, par exemple, elle sert 2 fr. 75 % au déposant, elle devra faire payer 3 fr. 75 % à l'emprunteur. Cette différence de 1 % est affectée à la constitution du fonds de réserve, car, je n'ai pas besoin de le dire, la Société n'a pas de frais, les fonctions des administrateurs étant gratuites.
Qu'arriverait-il si, à l'échéance, le billet n'était pas payé ?
D'abord, selon les circonstances, on pourra accorder des renouvellements ; à défaut de renouvellement, on poursuivra le débiteur principal et, s'il y a lieu, sa caution.
En cas d'insolvabilité de l'un ou de l'autre, on imputera la perte sur la réserve. Ce n'est qu'après épuisement de la réserve que la perte devra être répartie sur tous les membres de la caisse rurale.
Une pareille éventualité n'est pas à prévoir, car la caisse sera administrée par des hommes compétents, dévoués, qui, ayant leur responsabilité morale et pécuniaire engagée dans chaque prêt qu'ils feront au nom de la caisse, s'attacheront à ne prêter de l'argent qu'à bon escient, de façon à ne courir aucun risque et à ne mériter aucun reproche.
Cette éventualité se produirait-elle que la perte serait insignifiante pour chacun des membres. En effet, si la caisse rurale comprend 100 membres et qu'un jour, après épuisement de toutes les ressources, il survienne une perte de 4.000 francs, chaque membre n'aurait somme toute que 10 francs à payer, et il est à croire que cette avance lui serait vite remboursée par les nouveaux bénéfices que la caisse continuerait à prélever sur ses opérations.
Je suis donc convaincu qu'une caisse du type Raiffeisen, bien administrée, ne fait courir aucun risque à ses membres et qu'elle est appelée à rendre les plus grands services dans nos communes rurales où l'on trouve plus d'hommes de bonne volonté que de capitalistes.
Du reste, les 400 caisses qui fonctionnent depuis longtemps sous l'habile direction de M. Louis Durand, et dont aucune n'a sombré, sont bien la preuve la plus éloquente de la valeur du crédit agricole créé par M. Raiffeisen.
II. — Passons au second système, celui qui a été organisé par la loi du 5 novembre 1894.
Il diffère du précédent à trois points de vue principaux :
1° Les membres qui composent la caisse rurale doivent tous sans exception faire partie d'un syndicat ;
2° La société ne peut être formée qu'après la souscription d'un capital et, le versement du quart de ce capital (si elle est à capital variable on peut stipuler que son capital sera uniquement formé par ses bénéfices) ;
3° La responsabilité des associés peut être limitée.
En principe, cette société sera anonyme et à capital variable. Mais rien n'empêche qu'elle soit en nom collectif et à capital variable. Tel est le cas des caisses rurales créées par le Syndicat de Marmande, à la tète duquel se trouve un homme très distingué et très au courant des questions sociales, M. Lefèvre.
Mais ce cas est peut-être exceptionnel et, le plus souvent, les caisses du type 1894 seront fondées avec un capital déterminé et limiteront la responsabilité des sociétaires au montant de leurs apports.
Tout fondateur d'une caisse rurale devra donc tout d'abord rechercher le capital de fondation, puis dresser les statuts en se conformant aux prescriptions de la loi du 5 novembre 1894 qui sont les suivantes :
Article premier. — La Société, exclusivement composée de syndiqués, ne devra faciliter ou garantir que les opérations agricoles de ses membres. Elle pourra recevoir des dépôts de fonds en compte courant et se charger des recouvrements (escompte) ou paiements pour le compte des associés. Son capital pourra être constitué à l'aide de souscriptions qui formeront des parts nominatives et transmissibles seulement aux membres de la Société et avec l'agrément du conseil d'administration.
Si le capital est variable, il ne pourra jamais être réduit au-dessous du capital de fondation.
On voit que cet article a surtout pour but de réserver le bénéfice de la loi aux syndiqués et de réprimer toute tentative de spéculation sur les capitaux sociaux.
Elle crée un avantage qui n'existe pas dans les caisses Raiffeisen, c'est de pouvoir recevoir des dépôts en compte courant et d'escompter des billets à ordre, sans payer patente.
L'art. 2 au milieu de détails d'administration prévoit la possibilité de limiter la responsabilité des associés.
Nous avons vu au contraire que la caisse Raiffeisen ne limitait jamais la portée des engagements.
L'art. 3 a trait aux bénéfices qui devront être affectés pour les trois quarts au moins au fonds de réserve, le surplus devant être réparti entre les associés au prorata des prélèvements faits sur leurs opérations. A la dissolution de la Société, le fonds social sera partagé entre les sociétaires au prorata de leur souscription, à moins qu'il n'ait été d'avance affecté à une œuvre agricole.
Ces principes peuvent être appliqués dans la caisse Raiffeisen, mais ils n'y sont pas obligatoires.
L'art. 4 oblige la Société dans son propre intérêt à tenir une comptabilité commerciale. C'est une simple mesure de prudence. En retour, elle l'exempte de la patente et de l'impôt sur les valeurs mobilières.
La caisse Raiffeisen n'est pas astreinte à une tenue de livres spéciale ; mais pour échapper à la patente et à l'impôt, elle a dû s'interdire toute opération à ordre.
Dans l'art. 5, on énumère les conditions de publicité qui consistent dans le dépôt de la liste des administrateurs et des sociétaires, au greffe de la justice de paix en double exemplaire. Un de ces exemplaires est ensuite envoyé au greffe du tribunal de commerce de l'arrondissement. Chaque année, dans la première quinzaine de février, ce dépôt sera renouvelé avec le relevé des opérations effectuées.
Nous nous permettons de faire remarquer que tout cela est peut-être bien un peu compliqué pour des sociétés rurales.
L'art. 6 a soulevé beaucoup de critiques.
Il rend personnellement responsables, en cas de violation de la loi ou des statuts, les administrateurs de la Société, et il peut leur être infligé une amende de 16 à 500 francs sans préjudice de la dissolution de la Société.
Sans doute, cet article est regrettable, parce qu'il peut arrêter beaucoup de bonnes volontés et, par la crainte qu'il inspire, détourner de la pensée de fonder une caisse syndicale les hommes jusqu'ici les mieux disposés.
Mais il ne faut pas non plus en exagérer la portée. La responsabilité n'est encourue que dans le cas de violation des statuts de la loi, et non pour mauvaise gestion. Or, les hommes qui créeront une caisse seront assez bien informés pour se mettre en règle avec la loi. En outre, il faut croire que les tribunaux seraient assez bienveillants pour ne punir que la violation volontaire de la loi et non les erreurs involontaires.
Ne nous laissons donc pas effrayer par cet article, tout en continuant à demander aux pouvoirs publics sinon sa suppression absolue, tout au moins sa modification.
J'en ai fini avec la loi du 5 novembre 1894.
Il me resterait bien à discuter le point de savoir si cette loi se suffit à elle-même ou si elle ne fait que compléter, en la modifiant, la loi de 1867. Mais cette discussion, délicate, difficile, que je ne serais peut-être pas en mesure de soutenir devant vous, m'entraînerait trop loin. Je préfère la laisser ouverte, convaincu d'ailleurs qu'elle ne sera tranchée que lorsque les tribunaux se seront prononcés à cet égard.
Et maintenant, Messieurs, que j'ai exposé devant vous deux systèmes de caisses rurales, auquel, allez-vous me dire, faut-il donner la préférence ?
Je vous répondrai que ce sera une question d'opportunité.
Dans les communes où il y aura des hommes bien convaincus de l'utilité du Crédit agricole, bien décidés à l'organiser et n'hésitant pas à mettre au service de cette cause leur fortune, leur influence ou leur talent, n'hésitez pas à créer une caisse Raiffeisen. Cette caisse réussira, car les hommes qui l'auront fondée sont des apôtres dont la parole est toujours écoutée et l'exemple suivi.
Si, au contraire, le projet de création d'une caisse rurale n'est accepté qu'avec une certaine froideur, s'il rencontre des sceptiques, mieux vaut adopter le type 1894, avec la responsabilité limitée. On sera sûr ainsi de trouver un plus grand nombre d'adhérents.
Quel que soit d'ailleurs le système adopté, la caisse rurale mutuelle est sûre de réussir. Les six cents caisses qui existent en France sont toutes prospères. A l'étranger, le succès est plus accentué que chez nous. L'Allemagne ne compte pas moins de six mille caisses ; l'Italie en a plus de quatre mille. Leur situation est excellente et leur crédit est supérieur à celui de l'Etat.
Il y a quelques jours, Messieurs, visitant ce pays, je fus agréablement impressionné en lisant sur la porte d'une maison de très modeste apparence : « Banco populare », et je me pris à espérer que bientôt, peut-être, je pourrais aussi lire pareille enseigne dans ma propre commune.
Cet espoir, je le possède d'autant plus aujourd'hui en voyant combien vous êtes venus nombreux à celte séance, et quelle attention soutenue vous voulez bien prêter à ma parole.
Mais, poursuivant mon sujet, j'arrive au troisième échelon du crédit mutuel : la Caisse régionale.


Caisse Régionale.


La Caisse régionale a pour but principal de servir de trait d'union entre la Caisse rurale et la Banque de France, et de permettre à la première de recevoir, par son intermédiaire, les avances que la seconde est tenue de faire, en vertu de la loi qui renouvelle son privilège.
Créée par la loi du 31 mars 1899, elle ne peut être organisée que sous l'empire de la loi du 5 novembre 1894.
Par conséquent, tout ce que nous avons dit au sujet des caisses rurales, type 1894, s'applique à la caisse régionale. Nous n'y insisterons donc pas.
D'une façon générale, cette caisse prendra la forme d'une société anonyme à capital variable et par conséquent à risques limités.
Telle sera, Messieurs, la Caisse régionale agricole du Midi, que l'Union des syndicats du Midi se propose de fonder à Toulouse et dont le succès sera assuré, grâce à votre précieux concours.
Si vous le voulez bien, Messieurs, parcourons ensemble les particularités imposées, pour fonder une caisse régionale, par la loi de 1899, en dehors des prescriptions de la loi de 1894, que nous connaissons déjà.


Composition de la Caisse Régionale.


Elle ne peut, se composer que de membres des syndicats ou de sociétés de crédit mutuel.
Toute personne qui n'est pas affiliée à un syndicat ou toute société qui ne s'occupe pas exclusivement de crédit mutuel agricole ne peuvent participer à la création d'une caisse régionale.
En prenant cette mesure, le législateur a voulu exclure toute idée de spéculation et se placer absolument sur le terrain de la mutualité, en ne faisant bénéficier de la loi que des syndicats ou des mutualités.
La question s'est posée de savoir si un syndicat, entier, en tant que personnalité morale, pourrait souscrire à une caisse régionale. Bien que la loi ne le dise pas expressément, on est généralement d'avis que la souscription du syndicat est valable, et, de fait, c'est par des groupements de syndicats que les caisses régionales ont été jusqu'ici fondées.
C'est donc l'union des syndicats qui s'impose, c'est la coopération des diverses sociétés d'agriculture qui devient nécessaire.
Cette union se fera, Messieurs, si elle n'est déjà faite ; cette coopération se produira sûrement : je n'en veux pour preuve que la présence à ce bureau des distingués présidents de la Société centrale d'agriculture et de la Société d'agriculture de la Haute-Garonne.


Etendue de la Caisse régionale.


Le rayon d'une caisse régionale n'est pas limité par la loi : on peut donc avoir autant de caisses de ce genre qu'on voudra ; on pourrait même les juxtaposer.
Mais le bon sens indique qu'une seule et même caisse doit desservir un ensemble de départements dont les intérêts sont identiques, où les rapports sont fréquents et les moyens de communication faciles.
La Caisse du Midi embrassera les mêmes départements que l'Union des syndicats du Midi.


But et moyens d'action.


Le but de la Caisse est de faciliter les opérations agricoles effectuées par les membres des caisses rurales et garanties par ces sociétés.
A cet effet :
1° Elle escomptera les effets souscrits par ces membres et endossés par les caisses rurales ;
2° Elle fera à ces caisses les avances nécessaires.
Ainsi donc, Messieurs, si je comprends bien l'esprit de la loi, la Caisse régionale ne traitera pas directement avec les emprunteurs, elle n'aura affaire qu'aux Caisses rurales qui lui escompteront les effets souscrits par leurs membres après les avoir endossés.


Ressources de la Caisse régionale.


Les ressources de la Caisse sont nombreuses. Elles comprennent : 1° Le capital de fondation qui, pour notre Caisse, sera porté à 25.000 francs, au moyen de la souscription de 1.250 parts, à 20 francs chacune.
Le capital de fondation pourra être augmenté par de nouvelles souscriptions ; son intérêt ne pourra jamais dépasser 5 p. %. En pratique, il ne devra guère être supérieur au taux de la rente française.
2° Les avances de l'Etat.
Les avances consistent dans les 40 millions que la Banque est tenue de mettre à la disposition des Caisses régionales, en vertu de l'article 1er de la loi de 1899 et qui seront réparties entre elles en parts égales à leur capital de fondation, bien entendu à concurrence de ces 40 millions.
Ces avances sont faites sans intérêts. Grâce à elles, le capital des Caisses sera doublé, et cela gratuitement.
En plus, une somme de 2 millions sera versée annuellement par la Banque de France aux Caisses régionales, pendant 20 ans.
C'est donc un total de 80 millions que l'Etat emploie à subventionner le crédit agricole. Nous ne pouvons que reconnaître l'importance de ce sacrifice et remercier les législateurs de leur générosité.
3° Les emprunts et les émissions de bons que la Caisse peut faire sous sa responsabilité.
4° Enfin, la réserve qu'elle est tenue de se constituer par la différence entre le taux de son argent et celui des prêts qu'elle fait aux Caisses rurales.
La Société ne pouvant distribuer de dividende et les fonctions des administrateurs étant gratuites, les bénéfices s'accumuleront rapidement et constitueront cette réserve destinée à parer à toute perte.
Remarquez bien, Messieurs, que la Caisse comprend deux sortes de capitaux bien distincts : le capital de fondation et le capital avancé par l'Etat. Si le premier a été emprunté à 3 p. %, le second ne coûte rien ; donc, en réalité, pour le capital entier, la Société ne supportera qu'un intérêt de 1 1/2 p. %. Si elle prête aux Caisses rurales à 3 p. %, elle gagne donc 1 1/2 p. % sur chaque prêt.
Je proposerai volontiers la combinaison suivante : Placer en rentes sur l'Etat 3 % le capital de fondation et ne se servir pour les opérations à faire avec les Caisses rurales que du capital fourni par la Banque.
Le capital circulant ne coûtera rien et rapportera 3 p %. Cet intérêt sera mis en réserve après prélèvement des frais.
En cas de liquidation, le capital de fondation se retrouvera intact et sera intégralement restitué aux porteurs de parts.
L'autre capital sera repris par la Banque de France, et la réserve pourra être affectée par les statuts à une œuvre agricole.
Il est vrai que si la Banque croyait son capital compromis, elle pourrait le retirer au bout de cinq années. Mais cette éventualité n'est pas à prévoir.
La caisse régionale possède pour tous les effets qu'elle escompte une triple garantie : la garantie de l'emprunteur, celle de la caution et celle de tous les membres de la caisse rurale dans le système Raiffeisen ou du capital de fondation dans le système de 1894.
A défaut même de ces trois garanties, la caisse régionale possède une réserve qu'elle devra épuiser avant de toucher à son capital.
Tout prouve donc surabondamment que jamais notre société ne subira de perte, que jamais elle n'en imposera à ses membres.
C'est pourquoi, Messieurs, je ne saurais trop vous engager à envoyer vos souscriptions à la Caisse régionale en formation.
Non seulement vous avez intérêt à hâter cette fondation afin de participer à la première distribution de fonds qui sera faite par la Banque de France ; mais aussi, vous devez avoir à cœur de répandre dans vos campagnes les principes d'association en matière de crédit, principes qui seront, j'en suis convaincu, essentiellement féconds pour l'agriculture de notre région.
Je sais bien que ni les bonnes volontés, ni les concours généreux ne manquent parmi vous. Croyez-moi, Messieurs ; mettez-les au service de la meilleure des causes.
Faites-vous tous les apôtres de la Mutualité. Montrez au peuple combien vous êtes disposés à travailler pour son bien, et peut-être obtiendrez-vous ainsi d'élever une barrière contre l'invasion de théories qui tout en s'inspirant de sentiments généreux et humanitaires, portent atteinte à un principe que nous devons tous défendre, celui de l'inviolabilité de la propriété individuelle.
Ces jours-ci, une haute personnalité politique disait :
« Le capital doit travailler et le travail doit posséder. — » formule bien platonique si elle est prise à la lettre, car personne ne songerait à empêcher le capital de travailler, pas plus que le travail de posséder, — mais formule bien dangereuse aussi par l'opposition qu'elle semble créer entre le capital et le travail.
En effet, à mon sens du moins, le résultat le plus clair de ces paroles est de créer des classes de citoyens et de déchaîner la lutte entre ces classes.
Et bien cette lutte nous ne la voulons pas. Nous nous efforçons d'unir les Français et non de les diviser.
Que les capitalistes tendent la main aux travailleurs.
C’est de cette alliance entre le capital et le travail, c'est de cette mutualité bien comprise que résulteront l'harmonie et le bonheur de tous.
Et, nous, Messieurs, qui aurons favorisé cette alliance par la création du crédit agricole, nous aurons réalisé une partie de cet idéal de justice et d'humanité qui est au fond de tous nos cœurs.