2007-12-01

Manuscrit de Sabin Sire

NOTES
sur les divers membres de la
famille SIRE
de St Jory près Toulouse Hte Garonne – 1863
Ces notes peuvent servir pour faire l'histoire intime de la famille
[Transcription d'un manuscrit, de la main de Sabin SIRE, appartenant à Mme Louis SIRE de Saint-Jory. Jean-Claude Sonnet. mai 1999.]
Jean-Pierre SIRE - (Père et Grand-père)

1re Partie,
Depuis sa naissance en 1790 le 24 mai
Jusqu'à l'époque de son mariage en 1813.

Parents de M. SIRE (François SIRE et Pétronille GAZAGNES)
1°) Le père de Jean-Pierre SIRE était François SIRE, négociant en détail et riche propriétaire de Castelnau d'Estrétefonds, commune considérable et limitrophe de St Jory.
2°) Il avait pour frère SIRE le cadet qui eut 8 enfants dont 2 morts en bas âge et 6 qui se sont mariés plus tard, savoir :
SIRE l'aîné, dit "Sirou", (négociant marié à Toulouse et mort)
SIRE cadet, (tonnelier à Toulouse et père de madame LAGEZE)
Martin SIRE négociant en gros à Toulouse et père de mesdames GUITARD et TASTET.
Baptiste SIRE propriétaire à Castelnau et père de deux filles mariées.
Dominique SIRE, maître d'hôtel à St Cyprien qui a eu plusieurs enfants.
Hélène SIRE dite « Sirette » mariée à Beauzele près St Jory.
3°) Il avait pour soeurs
1-madame BERTRAND mère de BERTRAND dit Babillard (le père de Claude BERTRAND et de madame LAFFON de St Sauveur qui a été mère des messieurs LAFON de Castelnau et de Dominique LAFON de St Sauveur et de mesdames QUERQUILLE de Bruguières et REYNAUD de Castelnau et de mademoiselle Antoinette BERTRAND-LAFFON qui, étant devenue religieuse dans la rue St Pantaléon à Toulouse, ne voulut jamais quitter le couvent pendant la révolution. Pour empêcher qu'on l'enlevât, elle se coucha sur le seuil de la porte d'où on ne pouvait jamais l'arracher. Quand elle eut été expulsée par force, elle alla chez sa mère où elle demeura jusqu'à sa mort sans jamais sortir.)
2-madame SANSENE, mère d'Etiennette morte à 20 ans en odeur de sainteté.
3-mademoiselle Françoise SIRE qui était toute infiniment bonne, aimée et vénérée partout.
4-Marguerite SIRE qui est morte à St Jory dans la maison de monsieur Jean-Pierre SIRE son neveu le 11 avril 1828 à l'âge de 83 ans et en odeur de sainteté. Après la mort de son frère cadet qui était frère de notre grand-père avec lequel elle vivait, elle se donna à son neveu avec tous ses biens le 21 août 1817. Elle avait alors 82 ans. En 1820, elle devint paralysée et ne put plus marcher. On la portait à l'église le dimanche où on lui administrait la Ste Eucharistie à sa place. C'était une sainte qui passait toute la journée à lire ou à prier. Elle était l'objet de la vénération de tout le monde. Monsieur LASMARTIN, curé de St Jory en 1820 ne l'appelait que « la sainte ». Monsieur SAVY, Grand-Vicaire de Toulouse et cousin germain de madame SIRE lui écrivait le 2 janvier 1826 : n'oubliez pas la bonne ancienne qui donne à tous de si bons exemples. Et monsieur Dominique MATHIEU écrivant à madame SIRE le 8 septembre 1826 : bien des compliments à la tante de ton mari, dis lui que je compte sur ta juste interprétation. Elle mourut paralysée, mais avant de mourir, elle recouvra un peu la parole pour pouvoir être administrée, puis elle ne parla plus. Aussitôt qu'elle fut morte, une odeur délicieuse se répandit dans la chambre et dans toute la maison de M. SIRE. Son visage devint beaucoup plus beau qu'il n'était avant la mort et son corps conserva la souplesse d'un corps vivant. Ce phénomène que j'ai vu moi même, j'avais alors 4 ans, frappèrent tellement qu'on crut voir placer dans la bière une vivante. Marguerite SIRE est décédée à St Jory le 11 avril 1828 à l'âge de 83 ans chez son neveu et sa nièce SIRE mariés. Elle était native de Castelnau, village situé à une heure environ de St Jory. Elle est morte en odeur de sainteté.
« Nous SIRE, votre neveu et nièce ainsi que nos enfants au nombre de 5, monsieur Barthélemy PAILHES ex-abbé notre neveu qui vous a inspiré de si bons sentiments pendant votre maladie, ainsi que mademoiselle Paulette JONQUIERES, soeur du curé actuel de cette paroisse et votre directeur de conscience, et mademoiselle HILLAIRE habitante de ce village, sommes heureux d'attester ce fait. »
Toute la famille SIRE était très honorable et très respectée à Castelnau. Toutes les familles qui en sont descendues (à Castelnau, familles BERTRAND, SIRE, RAYNAUD, SANSENE, LAFFON, REGIS, CONTRASTY ; à Bouloc, famille BERTRAND ; à Bruguières, famille QUERQUILLE ; à St Sauveur, famille LAFFON ; à Toulouse, diverses familles SIRE et BERTRAND ; et à St Jory, la famille SIRE), ont conservé, dans des positions plus ou moins fortunées, les sentiments de probité et de piété qui semblent héréditaires dans cette famille.
4°) La mère de M. Jean-Pierre SIRE était mademoiselle Pétronille GAZAGNES de Vaquiers.
Sa vie jusqu'en 1813, époque de son mariage.

5°) Son père étant mort cinq ans après son mariage, sa mère se remaria avec son cousin germain M. BERTRAND aîné dit « le Babillard » et alla habiter Vaquiers où elle continua le commerce d'épicier qu'elle faisait à CASTELNAU. Les enfants, Jean-Pierre SIRE son fils qui n'avait alors que 6 ans et Hélène SIRE sa fille qui n'en avait que 4, demeurèrent avec leur mère à Vaquiers.
6°) Jean-Pierre SIRE fut formé à la piété par sa mère dès l'âge le plus tendre. Bien jeune encore il accompagnait M. l'abbé GUYRAL, curé légitime de Vaquiers qui demeura dans sa paroisse pendant toute la révolution. Le jeune SIRE lui servait de clerc pendant la nuit quand il allait apporter les secours de la religion à un paroissien, et répondait aux prières de la messe quand ce bon prêtre la célébrait dans le château de M. VIÉ, à Montauriol, ou dans le château de M. des ESSARTS à Bonséjour. Quand les églises furent rendues au culte, en 1799, M. GUYRAL reprit publiquement ses fonctions dans la paroisse de Vaquiers et prépara immédiatement les enfants à la 1re communion. Cette cérémonie eut lieu pour la première fois d'une manière solennelle le jour de la Trinité 13 juin 1802. Jean-Pierre SIRE qui était alors âgé de 12 ans fut du nombre des élus.
7°) Après sa 1re communion Jean-Pierre fut envoyé à Castelnau chez son oncle BERTRAND qui alla y tenir une école l'année suivante 1803. Mgr PRIVAT étant allé donner la confirmation à St Jory, Jean-Pierre fut admis au nombre des confirmants ainsi que Madeleine VALADIÉ sa future épouse. Après sa 1re communion, Pierre SIRE fut appliqué aux travaux du pressoir et obligé de voyager souvent sur Toulouse pour aller y vendre son huile et acheter des graines.
8°) A l'âge de 16 ans, il revint à Vaquiers où il demeura jusqu'à l'âge de 18 ans, époque où il tira le sort. Tous les jeunes gens valides étant alors obligés de s'enrôler sous les drapeaux, ou de se donner un remplaçant, Jean-Pierre, qui était un des plus beaux jeunes gens du canton de Fronton, fut désigné pour entrer dans la Garde Impériale. Mais alarmée sur l'avenir de son fils, Mme SIRE devenue Mme BERTRAND, résolut de le retenir auprès d'elle, à quelque prix que ce fut. Elle fit donc chercher un homme qui voulut et qui put remplacer son fils, et quand elle l'eut découvert, elle ne recula pas devant ses exigences. Elle lui compta la somme de 6400 francs, somme considérable qu'il demandait, heureuse de conserver à ce prix la vertu et la vie de son fils.
9°) Tranquillisée sur ce point, elle ne songea plus qu'à lui donner une position convenable. Ce ne fut pas difficile. La rareté des jeunes gens permettait alors à toutes les mères qui avaient eu le bonheur de conserver leurs enfants de leur trouver des places lucratives. Jean-Pierre SIRE fut envoyé à Toulouse et placé immédiatement chez M. PREVOT, marchand de blé dans la rue Croix-Baragnon, vis à vis l'hôtel de Castellane, par les soins de monsieur FABRE, son cousin et son subrogé-tuteur. C'était en 1809. Là, il gagna quelqu'argent et prit un air de ville qui lui fit beaucoup de bien.
Mademoiselle VIÉ, du château de Montauriol, à qui Jean-Pierre convenait prodigieusement, aurait bien voulu l'épouser. La famille VIÉ, quoique beaucoup plus riche que la famille BERTRAND, aurait consenti volontiers à ce mariage ; M. Jean-Pierre SIRE, qui avait déjà vu plusieurs fois Mlle, ne demandait pas mieux que de s'allier à une des familles les plus honorables du pays, il était même décidé à conclure bientôt ce mariage. Mais dans l'intervalle, Mlle ayant pris chapeau, M. Jean-Pierre ne reparut plus au château et renonça d'une manière absolue à Mlle. Il croyait que le nouveau costume de sa prétendue n'étant plus en rapport avec sa fortune à lui, devait lui faire tourner les regards ailleurs. Plus tard, Mademoiselle VIÉ devenue Madame de SAINT-BLANQUAT de MARTIN, ayant rencontré M. SIRE au parloir du Petit Séminaire où ils avaient, l'un 2 enfants, M. Marcel et M. Vital, et l'autre 3 fils, MM Simon, Eugène et Henri, et lui ayant demandé le motif de son brusque départ de Montauriol, et monsieur SIRE lui en ayant donné la vraie cause, Mme de SAINT-BLANQUAT lui répondit, vous auriez dû me le dire ; j'aurais immédiatement repris mon bonnet et j'aurais pour toujours renoncé au chapeau.
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12°) La cérémonie du mariage eut lieu à St Jory le 28 décembre 1813. Ce fut M. l'abbé Dominique MATHIEU, oncle de Mlle Magdeleine VALADIÉ et actuellement curé de l'importante paroisse de St Sernin à Toulouse, qui attira sur ces jeunes époux les grâces les plus abondantes en leur donnant la bénédiction nuptiale.
Cette cérémonie fut des plus touchantes. Les époux étaient jeunes et bien préparés. Le prêtre vénérable qui les unissait était un vieillard qui portait sur son corps voûté les traces d'un long et pénible exil. Les larmes qui coulaient de ses yeux et les paroles affectueuses qui sortaient de sa bouche manifestaient à tous le vif intérêt qu'il portait aux époux.
Dieu les a bénis par la main de ce confesseur de la foi, et toute la suite de cette histoire va montrer la conduite vraiment providentielle que le Seigneur a sans cesse tenu par rapport à eux.
2e Partie.
Depuis son mariage en 1813,
Jusqu'au bail à ferme
du domaine du Maréchal GÉRARD, en 1830.

13°) Aussitôt qu'il fut installé dans sa nouvelle demeure, Jean-Pierre SIRE, habitué dès l'enfance au commerce de détail, comprit qu'il lui fallait une occupation pour conserver sa fortune et employer convenablement son temps et les qualités vraiment remarquables que le bon Dieu lui avait donné.
Ses idées le tournèrent naturellement vers le commerce. Ayant grandi pour ainsi dire dans le magasin de sa mère à Castelnau et à Vaquiers, et ayant vu de ses propres yeux les bénéfices considérables que la boutique d'un épicier pouvait donner, quand elle était habilement tenue par une personne intelligente et assidue, il conçut le projet de lever à St Jory un magasin tout à fait semblable à celui de sa mère, et d'y ajouter un pressoir pareil à celui que son père avait à Castelnau pour faire des huiles communes. Mais les fonds lui feraient malheureusement défaut.
14°) Son père ayant autrefois répondu pour l'unique frère qu'il avait, et qui se trouvait dans une position de fortune assez fâcheuse, et étant mort beaucoup trop tôt pour prévenir la catastrophe terrible qui menaçait son frère, Jean-Pierre fut obligé de se mettre au lieu et place de son père, et de payer, aussitôt qu'il fut devenu majeur, les dettes de son oncle. Ces dettes avec les intérêts qu'il a fallu payer pendant longtemps ont dépassé certainement la somme de 20000 francs.
Jean-Pierre n'avait donc pas des avances quand il leva son magasin. Sa première opération fut donc un emprunt fait à M. PUJOS, père du curé d'Ondes, résidant alors à Vaquiers. Ne voulant pas entamer ses biens fonds de Castelnau et se voyant néanmoins obligé de faire face à des charges qui allaient toujours en grandissant, il eut le malheur d'augmenter ses dettes en les multipliant : à mesure que la boutique lui fournissait des fonds pour les payer, il fallait faire de nouveaux emprunts pour payer les denrées chez les négociants de Toulouse pour remplacer les marchandises qui s'étaient écoulées. Ce système était d'autant plus déplorable que les emprunts nouveaux se faisant petit à petit étaient moins sensibles et par conséquent moins alarmants.
15°) Déjà en 1818, les dettes nouvelles s'élevaient à 12900 francs. Non content d'emprunter à divers marchands et en particulier à M. BAYSSADE, Jean-Pierre SIRE répondit pour ce dernier en 1821 pour une somme de 15000 francs. Certainement, si l'accident survenu à M. BAYSSADE n'avait pas eu lieu, cet acte, tout important qu'il était, n'aurait pas eu de suites fâcheuses. Mais M. BAYSSADE étant mort subitement et son actif étant loin d'égaler son passif, on fit payer à M. SIRE les 4/5 de la somme pour laquelle il avait répondu. Tous ses biens furent saisis, et si Mme SIRE n'avait pas répondu elle-même pour son mari, on lui aurait fait vendre ses biens à un prix très modique.
16°) La caution offerte par Mme SIRE fut cause qu'on donna du temps à son mari pour payer les créanciers à l'aide de 13000 francs qu'ils empruntèrent à la fois. C'est alors que les excellentes terres que M. SIRE possédait à Castelnau furent vendues les unes après les autres à des prix très modérés, faute d'acquéreurs, une propriété ayant à cette époque très peu de valeur.
17°) C'est au milieu de ces embarras pécuniaire (capables de faire perdre la tête à un homme même résigné) que M. SIRE voyait sa jeune famille augmenter sensiblement et les anciens disparaître.
En 1814, il mit au monde le 2 octobre son premier garçon qui fut baptisé le surlendemain par Mgr SAVY, cousin germain de Mme SIRE, qui était alors secrétaire de Mgr l'archevêque de Toulouse. On appela cet enfant Etienne, nom de son parrain, Hélène, nom de sa marraine et François, nom du saint que l'église honorait en ce jour. Il portait dans la famille le nom de « Sirounet ». Trois ans plus tard, madame SIRE mit au monde un second garçon qui fut appelé Jean, Anne, Marcel. Cet enfant né le 16 janvier 1817 fut baptisé le 19 par Mgr SAVY devenu alors Grand-Vicaire de Mgr l'Archevêque de Toulouse. Il porte dans la famille le nom de Marcel. Un troisième garçon fut mis au monde le 26 avril 1819, un mardi à 8 heures du matin, et fut baptisé le surlendemain 28 par M. Dominique MATHIEU, curé de St Sernin qui fut son parrain. On l'appela Dominique, Clément, Vital. Ce dernier nom est celui qu'il porte dans la famille.
18°) L'aîné des enfants étant tombé malade peu de temps après, languit cependant quelques temps et mourut le 20 septembre 1819. Nous verrons plus bas les excellentes qualités de cet enfant et la mort édifiante qu'il fit.
La grand-mère, Mme VALADIÉ (née Marie-Anne MATHIEU) qui aimait prodigieusement cet enfant lui survécut bien peu de temps. Elle mourut en effet le 18 juin 1820 à l'âge de 66 ans. Toute sa vie elle avait vécu saintement. Elle fit une mort on ne peut édifiante. C'était une femme d'un mérite rare, qui a laissé dans le coeur de tous ceux qui l'ont connue les souvenirs les plus précieux. Elle était intelligente, active, discrète, pleine de bon sens, aumônière, douée d'un très bon esprit, douée d'un très bon caractère et rompue à l'administration d'une maison, sans être bien instruite, elle faisait bien les travaux de la maison. Elle aimait prodigieusement sa fille qui méritait à tous égards l'affection de sa mère. Aussi la recommanda-t-elle en mourant à M. SIRE son mari de la manière la plus persuasive.
19°) Un an après la mort de sa mère, Mme SIRE mit au monde un quatrième garçon qu'on appela Sabin, François, Dominique né le 2 novembre 1821 à 2 heures du matin, il fut baptisé le 7 du même mois par M. LASMARTIN, curé de la paroisse de St Jory et grand ami de la famille SIRE qui le regretta vivement à son départ et qui entretint quelque temps avec lui une très affectueuse correspondance. Sa marraine Françoise DARDENNE (née VALADIÉ) était la cousine germaine de Mme SIRE. Ayant suivi son oncle Etienne VALADIÉ à St Jory, elle se maria avec François DARDENNE qui n'ayant point d'enfants, donna tous ses biens à deux des enfants de M. SIRE, savoir la moitié en nu propriété au jeune Sabin filleul de sa femme et l'autre moitié en nu propriété à son frère aîné vivant, M. Marcel. La jouissance fut laissée à Mme SIRE sa vie durant. François DARDENNE mourut peu de temps après cette donation, c'est-à-dire le 28 août 1824 à l'âge de 48 ans. Sa femme ne lui survécut que de 3 ans ; elle mourut le 8 octobre 1827.
20°) Au milieu des coups terribles qui frappaient la famille SIRE dans ses biens et dans ses membres, la confiance en Dieu dont le père et la mère faisaient une profession éclatante, fut pour toute la paroisse de St Jory un exemple tout à la fois bien touchant et bien peu imité. C'est en effet au milieu de toutes leurs épreuves que ces deux époux chrétiens mirent au monde trois nouveaux garçons dans l'espace de 4 ans et demi.
Le premier d'entre eux appelé Justin et qui avait pour parrain M. MATHIEU de Bouloc, naquit le 5 avril 1825 et fut baptisé le 7 par Mgr SAVY, alors Vicaire Général de Toulouse.
Le second, appelé Dominique, Marie, Henri, vint au monde le 12 mars 1827, dimanche à 5 Heures du matin, et fut baptisé le 16 par M. l'abbé Noël SAVY, vicaire de St Exupère à Toulouse, et qui représenta en même temps comme parrain Mgr SAVY, évêque nommé d'Aire, lequel se trouvant alors à Paris, ne put se rendre à St Jory pour y assurer ses fonctions de parrain.
Le troisième appelé Pierre, Charles, Paul, Noël, naquit le 21 décembre 1828 et fut baptisé le 25, jour de noël par M. JONQUIÈRES, curé de la paroisse de St Jory.
21°) Durant ces quatre années, la famille SIRE perdit ses deux membres les plus anciens. Etienne VALADIÉ, père de Mme SIRE mourut en effet le 6 septembre 1826 à l'âge de 86 ans après avoir reçu les sacrements dans les dispositions les plus chrétiennes et avoir béni ses trois petits-enfants les plus âgés, MM Marcel, Vital et Sabin. Il donna par testament tous ses biens à sa fille, en réservant un legs de mille en nu propriété pour le jeune Vital qu'il affectionnait beaucoup, et un autre legs semblable au quatrième de ses petits fils appelé Justin, MM Marcel et Sabin ayant déjà hérité des biens de sa nièce Françoise DARDENNE, et voulût dédommager par un legs ses autres petits fils.
Nous ferons connaître un peu plus au long la vie de ce vénérable patriarche en faisant la biographie de madame SIRE sa fille.
22°) Marguerite SIRE, tante de Jean-Pierre SIRE mourut deux ans après à l'âge de 83 ans, le 11 avril 1828. Nous avons dit plus haut (n° 2) quelle a été sa sainte vie, et sa sainte mort. Dans la vie du père Charles SIRE son petit neveu, on peut voir quelle a été l'influence de la consécration que Mme SIRE fit de cet enfant à la très Sainte Vierge, par l'intermédiaire de sa sainte tante au moment où elle le mit au monde.
23°) Les deux années qui s'écoulèrent après cette mort précieuse, furent les plus terribles pour
M. SIRE et sa courageuse compagne. C'est alors que la vue de l'avenir commença à les effrayer.
Se voyant à bout de ressources, accablé de dettes et ne trouvant plus personne qui voulut lui faire crédit, M. SIRE ne savait plus que devenir. De toute sa fortune, il ne lui restait plus qu'une dizaine de mille francs placés sur sa métairie de St Jory et les 4 arpents de l'Hers qui se trouvaient auprès de la cabane. Or, le chiffre des dettes qu'il avait encore dépassait ou égalait au moins cette somme. Que faire dans cette dure extrémité, avec une famille de 6 enfants dont le plus âgé n'avait que 11 ans ?
24°) Pleine de confiance en Dieu, Mme SIRE va trouver son oncle MATHIEU, curé de St Sernin, qui avait pour elle une affection toute particulière, et, avec l'accent d'une inexprimable douleur, elle lui dit en se présentant devant lui : « Mon oncle, je ne sais plus que devenir. Vous savez dans quel état sont nos affaires. Monsieur le curé de St Jory s'était chargé de donner des leçons de latin à mes deux aines ; et voilà qu'après avoir commencé et continué pendant deux ans, il a cessé tout à coup, disant que c'était trop assujettissant pour lui. C'est d'autant plus fâcheux que ces enfants sont très intelligents et ont de grandes dispositions pour les études. Je voudrais bien les mettre en pension à Toulouse ; Mais je ne le puis pas absolument, mes ressources ne me le permettent pas. Les appliquer aux travaux des champs ou leur donner un métier, c'est bien pénible, dur et bien triste pour moi. Mon oncle, venez à mon secours, vous ne vous repentirez pas de votre générosité. »
« Je veux bien, ma pauvre Valadiérette, me charger de mon filleul, mais je ne puis pas me charger des deux. Impose toi des sacrifices pour l'aîné, je ferai tout pour Vital. Du reste, amènes les moi tous les deux, je les verrai et nous prendrons une décision définitive. »
Les enfants lui furent présentés quelques jours plus tard. Il les trouva si intéressants que son coeur ne put pas résister davantage, il les fit placer chez M. LINAS, trésorier de l'église de St Sernin dont il connaissait la piété et qui avait une école d'enfants internes derrière le chevet de l'église, rue des 13 vents, n° 11. Dans cette grande maison, qui n'est séparée du collège actuel des jésuites que par la rue St Bernard, M. LINAS les prit comme pensionnaires au prix de 400 francs par tête, et se chargea de leur faire donner des leçons par un abbé du grand séminaire. Il jeta les yeux sur M. l'abbé CAYROL, aujourd'hui curé de Tournefeuille, qui, étant tenu au grand séminaire, prenait la facilité de se rendre deux fois par jour chez M. LINAS pour faire la classe aux Messieurs SIRE.
Ces Messieurs furent d'autant mieux soignés que M. LINAS n'avait pas d'enfants, et que ceux-ci étaient les neveux de M. le curé, pour qui tout le monde dans la paroisse professait une estime et une vénération profonde. M. SIRE se chargea de l'entretien, M. MATHIEU de la pension.
25°) Ces enfants bénis firent dans cette pension des progrès incroyables. L'aîné, M. Marcel, qui était très pieux, se prépara à faire sa première communion et 4 mois plus tard, il la fit en effet avec les enfants de la paroisse le 14 juin 1824, jour de la Sainte Trinité. Il fut confirmé le lendemain dans la chapelle du grand séminaire.
26°) Les éloges données par M. LINAS aux deux jeunes frères firent sur le coeur de leur vieil oncle une impression si forte que leur frère puisné, qui n'avait alors que 7 ans, étant venu voir ses frères, et ne voulant pas les quitter, il consentit encore à le garder à Toulouse et à payer pour lui une troisième pension de 400 francs.
Hélas, toutes ces libéralités qui avaient un instant réjoui le coeur de M. SIRE, devaient bientôt
cesser, M. MATHIEU mourut en effet peu de temps après, le 9 février 1830. Nous verrons dans la partie suivante ce que devinrent les enfants de M. SIRE, par suite de cette mort.
27°) Avant de la commencer, recueillons nous un moment et jetons un coup d'oeil rétrospectif sur les 17 ans qui se sont écoulés depuis le mariage de M. SIRE en 1813 jusqu'à l'année 1830 qui fut pour lui une époque de résurrection et de vie.
M. et Mme SIRE avaient entre leurs mains tous les éléments du bonheur. Ils étaient jeunes (23 ans et demi et 16 ans et demi), intelligents, actifs, doués d'un bon caractère, jouissant d'une bonne santé et d'une belle fortune, appartenant par leur naissance à toutes les familles honorables des environs, ils avaient auprès d'eux des parents excellents, et les enfants que le bon Dieu leur donnait presque tous les deux ans, avaient les qualités les plus aimables. Dans le pays, ils jouissaient tous les deux d'une estime et d'une confiance bien méritée. M. SIRE, très peu de temps après son mariage, devint membre du conseil municipal en 1814, et n'a cessé de l'être que pendant les jours orageux de la révolution de 1848. Admis au nombre des fabriciens de St Jory, à peine âgé de 26 ans, il a fourni dans ces deux assemblées civile et religieuse des conseils très surs et sages. C'est à un de ces conseils intelligents et fermes que la paroisse de St Jory doit les magnifiques restaurations qui font de son église un des plus beaux monuments de la piété chrétienne dans le diocèse de Toulouse. Il est devenu plus tard membre du bureau de Bienfaisance et il y est encore depuis l'origine de ce bureau. Admis avec bonheur dans les familles les plus honorables du pays, il n'a jamais cessé par sa douceur, sa . gaieté, sa franchise et son tact exquis de contribuer et pour une très légère part à l'agrément et au charme de toutes les réunions.
28°) Et bien au milieu de tous ces éléments de bonheur M. SIRE a été très malheureux pendant la plus grande partie de cette période de sa vie. La perte de toute sa fortune personnelle qui s'élevait à une quarantaine de mille francs, et cette perte effectuée avec des circonstances plus malheureuses les unes que les autres, voila le vrai et l'unique motif de ces malheurs. Obligé de vendre, et à des prix excessivement modiques le magnifique patrimoine que son père lui avait laissé. Obligé en attendant d'emprunter des sommes considérables pour payer les intérêts, poursuivi très souvent par des créanciers impitoyables qui ne lui laissaient aucun instant de repos, blâmé au dehors à hauteur de son infortune, affligé au dedans par les pertes les plus sensibles (mort de sa mère, de sa belle-mère, de son fils aîné, de son beau-père, de sa tante, de son cousin et de sa cousine DARDENNE). Obligé pour le présent de diminuer le train de sa maison et ne voyant dans l'avenir aucun moyen de se relever, aucun rayon d'espérance, il passa les dernières années de cette 2e période de sa vie dans le chagrin et l'angoisse les plus indicibles.
29°) Une seule chose le consolait, l'estime, l'affection et le dévouement de sa jeune compagne qui le soutenait, l'encourageait, le réjouissant même par sa gaieté, sa douceur, sa bonté, sa piété surtout et sa confiance en Dieu.
Il trouvait aussi dans les secours de la religion la force et le courage qui lui étaient nécessaires pour se conduire en digne époux et en digne père, tourné sans cesse vers les pensées de la foi par sa fervente et pieuse femme, il finit par ne plus compter sur les secours humains. Reconnaissant dans toutes ces épreuves la main paternelle de Dieu qui châtie ceux qu'il aime, il mit en lui toute sa confiance. Il le pria alors avec ferveur, et ce bon Maître, content de sa soumission et de ses prières, les exauça enfin, grâce à la douce et à la puissante intercession de Marie. C'est ce qui nous reste à raconter.
Troisième Partie.
Depuis le Bail à ferme en 1830,
Jusqu'à la fin de ce bail.

30°) Après la mort de son oncle MATHIEU, M. SIRE ne voyant pas la possibilité d'entretenir ses enfants dans la pension de M. LINAS, et ne sachant d'ailleurs comment il pourrait donner aux plus jeunes une position convenable s'il demeurait à St Jory, eut la pensée de vendre toutes les propriétés de sa femme et de se fixer avec toute sa famille dans la ville de Toulouse. Il se disait à lui-même : « Ma femme pourra continuer à Toulouse le commerce de détail que nous avons à St Jory, avec les revenus de ce commerce, elle entretiendra la famille, et de mon côté, en reprenant le métier, alors lucratif, de courtier, que j'avais avant de me marier, je gagnerai de quoi augmenter quelque peu notre fortune, les dettes étant déjà éteintes à l'aide d'une partie des fonds réalisés par la vente du domaine de St Jory. Pendant ce temps-là, nos enfants recevront, d'abord chez les Frères des Ecoles Chrétiennes, et puis au petit séminaire, en qualité d'externe, une éducation convenable, qui ne nous coûtera pas grand-chose, nous finirons par nous tirer d'embarras, et même à améliorer notre position. »
Mme SIRE, qui n'était pas aussi rassurée sur le succès de cette nouvelle entreprise, et qui craignait peut-être et à bon droit de perdre tous ses biens en les vendant, ne goûtait guère ce projet, et sans faire une opposition, en différait de jour en jour la réalisation.
Dans la perplexité où se trouvait M. SIRE, il se transporta à Toulouse pour prendre des informations et préparer ainsi la translation de sa famille.
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Magdeleine Pétronille SIRE née VALADIÉ.
Première Partie
Depuis sa naissance
Jusqu'au bail à ferme en 1830.

Parents de Mme SIRE.
1°) Le père de Magdeleine SIRE était Etienne VALADIÉ, honnête et pauvre paysan du village de Poujoulou, paroisse de Cazes et commune de Puy-l’évêque, dans le diocèse de Cahors, sur les confins du diocèse d'Agen. (Sa mère a été trouvée intacte dans son tombeau 10 ans après sa mort.) Il avait deux frères puisnés, Pierre, mort à Puy-l’évêque sans enfants, et Jean qui a eu 7 enfants : 3 garçons, Baptiste, Etienne et Jean, et 4 filles,
Françoise, épouse DARDENNE, morte à St Jory sans enfants le 8 octobre 1827.
Antoinette, épouse LALA, morte sans enfants.
Marguerite, épouse ATHALIE, morte sans enfants,
Catherine, épouse MAUMILLE, qui a eu 4 fils vivants et mariés.
Etienne et Jean moururent sans enfants, l'un en se noyant dans le Lot, près de Puy-l’évêque, et l'autre au service.
Baptiste et Catherine sont donc les seuls qui aient eu des enfants.
1° Baptiste VALADIÉ a eu de Françoise IMBERTIE sa femme, trois enfants, savoir :
Antoinette, épouse COSTES-LAMBERT, pierrier. (elle 45 ans environ, lui 52 ans)
Pierre, mort au service, peu de temps après son départ.
Antoinette, épouse FABRE, charron, (elle 30 ans environ, lui 32 ans).
Enfants d'Antoinette LAMBERT : 12 dont 7 vivants, 5 filles et 2 garçons. Tous bien.
Filles :
Maria, 24 ans, épouse LAFFON.
Emilie, 22 ans, à Agen,
Eugénie, 15 ans,
Odile, 10 ans,
Louise, 4 ans.
Garçons,
Charles, 12 ans, étudiant le latin.
Marcellin, 6 ans.
Enfants d'Antoinette FABRE : une fille âgée de 3 ans, un garçon âgé de 15 mois. Ces enfants et leurs parents sont magnifiques.
2° Catherine MAUMILLE a eu 4 enfants : Jean, maçon ; Pierre, tisserand ; Jean-Louis, charpentier à Martignac. Tous les trois mariés, et Françoise, sans profession.
2°) La mère de Madeleine VALADIÉ était Marie-Anne MATHIEU, 13e enfant sur 14 de Jean-Bertrand MATHIEU, propriétaire à Toulouse, et de Marie-Anne MOUCHET, tous deux chrétiens remarquables par leur foi et leur amour pour Dieu. Marie-Anne MATHIEU avait pour frères Jean et Dominique MATHIEU, tous les deux curés de St Sernin, l'un après l'autre, pour neveu Mgr SAVY, évêque d'Aire, et pour cousin second M. DOUARRE, curé de St Exupère.
Elle demeura à Toulouse chez son frère aîné et l'accompagna ensuite à Bouloc, où, n'ayant plus à se mêler du commerce et des affaires, elle s'ennuya au point qu'elle consentit à se marier à l'âge de plus de 40 ans. Nous avons déjà parlé d'elle au §18.
3°) Etienne VALADIÉ et Marie Anne MATHIEU se marièrent en 1796. L'année suivante, ils mettaient au monde le 10 juin 1797 dans la maison de Mme SAVY, mère de l’évêque, une fille qu'ils firent baptiser le lendemain. Ils l'appelèrent Pétronille Magdeleine, du nom de son parrain et de sa marraine SAVY, soeur de sa mère.
Cette enfant élevée sous les yeux de sa pieuse et digne mère, suça la piété sa vie de lait. A l'âge de 6 ans, elle reçut des mains de Mgr PREVOT à St Jory le sacrement de confirmation. Aussitôt après, ses parents dont elle était l'idole la placèrent à Toulouse dans un pensionnat de demoiselles de la rue Royale, paroisse St Sernin, que son oncle maternel avait désigné à sa mère, comme digne à tous égards d'avoir sa confiance. Mme Mathilde, qui le dirigeait, prit un soin tout particulier de la jeune Magdeleine, qui fit sous sa direction des progrès rapides dans la lecture et l'écriture, et le catéchisme, pendant les trois ans qu'elle y demeura, de 6 ans à 9 ans.
La mère et le père ne pouvant demeurer plus longtemps privés de leur enfant, la placèrent alors chez M. BERTRAND (dit le Babillard) à Castelnau d'Estrétefonds, afin que cet habile instituteur de la jeunesse, put la préparer plus prochainement à sa première communion. Pendant l'année qu'elle fréquenta cette école, la jeune Magdeleine partait tous les lundi de St Jory et ne rentrait chez elle que le samedi pour passer le dimanche. Ses progrès furent tellement rapides qu'elle dépassait déjà les enfants qui avaient deux ou trois ans de plus qu'elle. Aussi elle n'avait encore que 10 ans qu'on la jugea suffisamment préparée pour sa 1re communion. Son intelligence précoce, les soins dont elle avait été entourée et la pureté de son coeur lui obtinrent cette inestimable faveur le 18 octobre 1807.
Après la 1re communion qu'elle fit avec une pureté et une ferveur toute angélique, Magdeleine passa plusieurs mois au sein de sa famille, faisant les délices de son vieux père et de sa vieille mère, par un caractère toujours enjoué, un coeur plein de tendresse et une intelligence au dessus de son âge.
Quand le printemps de 1808 arriva, Dieu permit que ses parents, qui voulaient lui donner une éducation proportionnée à sa fortune, à la position de ses oncles paternels et aux traditions de sa famille maternelle, l'envoyèrent pendant à Vaquiers chez le même M. BERTRAND, lequel, en se remariant avec Mme Pétronille GAZAGNES, veuve de SIRE l'aîné, de Castelnau, se transporta avec sa femme chez sa belle-mère à Vaquiers pour y continuer le commerce d'épicerie qu'on faisait de temps immémoriaux dans la maison située au beau milieu du village.
C'est là que Magdeleine fit une connaissance plus intime avec Mme SIRE devenue Mme BERTRAND, et avec son fils aîné Jean-Pierre SIRE, qui avait alors 18 ans. Le caractère de la jeune VALADIÉ plut tellement à cette dame qu'elle conçut la pensée d'y unir son fils par les liens du mariage. Mme GAZAGNES sa mère aimait encore plus sa petite fille, et dans ses libéralités, elle donnait toujours la préférence à la jeune VALADIÉ sur sa propre petite fille Mlle SIRE Hélène, qui devait devenir sa belle soeur.
M. VALADIÉ Etienne, en allant voir sa fille à VAQUIERS, fit une connaissance spéciale avec la famille GAZAGNES, et par cette reconnaissance réciproque, Dieu prépara les voies d'un mariage qui devait donner à l'Eglise six prêtres et un saint à miracles.
Un an et demi plus tard, on l'envoya à nouveau à Toulouse pour compléter son éducation. Elle y demeura chez Mme LAMBIAU, née des PRALANUS, jusqu'à sa 14e année, c'est à dire jusqu'en 1814.
[inachevé]

2007-03-28

Historique du 142e Régiment d'Infanterie pendant la Guerre 1914-1918 : Lorraine


Historique du 142e Régiment d'Infanterie pendant la Guerre 1914-1918

[chapitre 1er]
Lorraine

Dès le premier jour de la mobilisation, le 2 août 1914, Mende et Lodève connurent la fièvre des préparatifs de départ, avec l’enthousiasme des soldats venus d'un peu partout : des monts de la Lozère, des causses de l'Aveyron, des plaines du Languedoc et du Roussillon.
Le 5 août, le 3e bataillon, avec le commandant Desrousseaux, partait de Mende aux cris mille fois répétés de : « A Berlin ! »
Le 6, les deux autres bataillons quittaient Lodève, avec le colonel Lamolle, au milieu des cris d'enthousiasme de la foule.
Le 142e R. I. fait partie du 16e corps, 31e division, et forme avec le 122e la 62e brigade, aux ordres du général Xardel.
La concentration se poursuit dans la région de Lunéville, où le régiment cantonne les 12 et 13 août.
Le 14, au petit jour, c'est la marche vers la frontière. L'ennemi, bientôt signalé, échange des coups de feu avec nos pa­trouilles de couverture à Xousse (Meurthe-et-Moselle), fait le vide et va nous attendre sur des positions organisées, non sans arroser copieusement nos colonnes en marche de ses obus fusants qui causent peu de mal, ce qui fait dire à nos braves troupiers : « Les obus boches ne valent rien, leurs artilleurs sont nuls ! » La rencontre de quelques cadavres de uhlans, la vue des premiers prisonniers augmentent le courage de cha­cun et le désir de pouvoir se mesurer avec un ennemi qui semble refuser la bataille.
Partout, sur la route, les paysans s'enfuient, emportant quelques hardes. Des femmes endimanchées poussent des voiturettes où s'entassent pêle-mêle des petits enfants, du linge, des objets précieux.
Les fermes brûlent dans la plaine. Les troupeaux circulent en liberté, sans que personne ne s'oppose plus à leur ran­donnée dans les blés mûrs et dans les champs en culture.
Le soir, le régiment couche sur ses positions, couvert par un système complet d'avant-postes.
Le 15, il reste dans l'expectative. Le 16 août, en franchis­sant la frontière, une émotion et un enthousiasme intenses s'emparent de tous. Le capitaine Douzans, de la 10e compa­gnie, s'agenouille et embrasse la terre lorraine. Le lieutenant Airitié, en foulant pour la première fois le sol de nos chères provinces retrouvées, s'écrie : « Maintenant, je puis mourir! » Les mitrailleurs du lieutenant Manselle abattent un poteau frontière en proclamant : « II ne sera pas relevé ! »
Le régiment s'élance, pénètre dans les tranchées ennemies de Moncey, arrive à Maizières où la grêle de balles d'un escadron prussien l'oblige à s'arrêter un moment. Il cantonne le soir à Desseling, pour reprendre le lendemain sa marche en avant.

Les premiers combats.18 août 1914. — Le régiment reçoit l'ordre de s'emparer des villages de Loudrefing et de Mettersheim, d'assurer le débouche du canal de Salines entre les deux ponts de chemins de fer et de la station.
L'ennemi a fortement organisé la position. Cependant, dès que l'artillerie de la 31e division entre en danse, nos fantas­sins voient avec bonheur l'ennemi s'enfuir de ses tranchées sur la position Donnan—Istroff.
Les 1er et 3e bataillons, partis de Bisping, sont obligés de traverser la forêt de Mühlwald pour marcher sur Angwiller et assurer le débouché du canal.
Lorsque les premiers fantassins débouchent de la forêt, l'ennemi ouvre sur eux le feu infernal de ses mitrailleuses et de ses canons de tous calibres.
Le chef du régiment, le colonel Lamolle, est mortellement atteint d'une balle à la tête.
Le 1er bataillon ne peut commencer son mouvement qu'à 15 heures ; le 3e va s'embourber dans les marécages de l'étang de Vape-Wiser. Malgré l'intensité toujours croissante du bombardement ennemi, les lre et 2e compagnies s'élancent à l'assaut, à l'ouest de Loudrefing, bousculant l'Allemand, mais se font décimer par son feu. Les 3e et 4e compagnies, qui les renforcent, s'accrochent au terrain, mais se voient obligées de revenir à leur point de départ.
Quelques éléments du 3e bataillon arrivent, à la suite du drapeau que porte le lieutenant Viala, jusqu'à Loudrefing, d'où ils chassent l'ennemi. La 10e compagnie s'empare de la station, grâce à l'héroïsme du capitaine Douzans qui, blessé, ne cesse de marcher en tête de sa compagnie, en criant : « En avant ! » Mais bientôt, frappé par plusieurs balles, il tombe ; ses derniers mots sont : « Vive la France ! » A leur tour, ces éléments, écrasés par l'artillerie lourde allemande, sont obligés de se replier sur les hauteurs voisines du village. Le lieutenant Viala est tué et le drapeau déchiqueté par la mitraille.
Le 2e bataillon, sous les ordres du lieutenant-colonel Rouhan, tente d'enlever Mettersheim ; il se heurte à des retran­chements, ses unités sont décimées. Le lieutenant-colonel est mortellement blessé d'une balle au ventre.
A la nuit tombante, la retraite est générale. L'Allemand, exploitant le succès, talonne les éléments décapités du 142e qui, sous le commandement de quelques officiers et sous-offi­ciers, se retirent en combattant sur le village de Bisping pour tenter de se reformer. Les musiques allemandes jouent la Wacht am Rhein.
Les pertes pour cette journée de combat furent cruelles : le régiment perdait son chef et son adjoint, 27 officiers et 1.150 hommes.
Les 19 et 20 août, les uhlans continuent à talonner nos arrière-gardes. Pour la première fois, un taube léger survole le champ de bataille, excite la curiosité ; personne ne s'en méfie. De petits éléments du 1er bataillon défendent vaillamment le passage du canal de Salines ; des groupes encerclés continuent à lutter, mais toute leur bravoure ne peut enrayer la poussée ennemie.
Le régiment poursuit sa marche sur Lunéville où le com­mandant Azemar espère regrouper ses unités ; mais, dès 9 heures du matin, l'alerte est donnée ; le régiment, de nouveau, est lancé dans la bataille à Jolivet, Bonviller, Sionviller, Bayon, Fraimbois et Gerbéviller.

22 août 1914. — Le 2e bataillon, engagé le premier, doit disputer Charmois à l'ennemi. Le 3e bataillon soutiendra son effort et enlèvera Sionviller, tandis que le 1er, creusant des tranchées sur les pitons avoisinants, sera en réserve, soutien d'attaque.
A midi, le capitaine Balmitgère, s'élançant à la tête du 2e bataillon, l'entraîne sur des positions qu'il enlève à la baïonnette, tue les fuyards, brise à coups de fusil les contre-attaques et sans s'inquiéter de ses pertes, malgré le tir tou­jours très violent de l'artillerie, s'accroche à la position. Ses effectifs, trop réduits par la bataille, sans munitions, sans soutien, sont obligés de revenir à l'abri de Jolivet.
Pendant ce temps, le 3e bataillon arrête par ses feux les masses ennemies qui dévalent les pentes au sud de Sionviller et menacent la droite du 2e bataillon. La 10e compagnie se fait écraser par l'artillerie allemande. Quelques éléments, maintenus au combat par des officiers et sous-officiers parti­culièrement énergiques, exécutent à propos des feux de salve et obligent l'ennemi à arrêter momentanément son attaque.
Encore une fois fortement éprouvé, le régiment se reforme à Bayon où le général de Castelnau, commandant la IIe ar­mée, vient le féliciter pour sa belle conduite et le proclame : « régiment de braves ».

Gerbéviller. — Placé en réserve de brigade, le régiment se reforme, puis vole à la rescousse des coloniaux ; attaque avec eux, le 25, les crêtes de Bayon qui dominent Lunéville.
Bivouaqué dans le bois de la Reine, continuellement battu par l'artillerie ennemie, le régiment subit de lourdes pertes ; aussi c'est avec plaisir que, le 28, il reprend la marche sur Haudonville pour renforcer le 81e R. I. et tenter avec lui la traversée de la Mortagne. Le passage est vivement disputé, et c'est après une série de combats aussi courts que violents qu'il arrive enfin en vue de Gerbéviller.
Le village est en flammes. Quelques maisons sont encore debout : le château et l'hôpital semblent seuls épargnés.
Nos premières patrouilles pénètrent dans Gerbéviller der­rière les soldats allemands. Une dizaine de vieillards, quel­ques femmes, des enfants échappés à fa férocité des hordes allemandes, regardent en pleurant les soldats libérateurs. Sur la porte de l'hôpital, sœur Julie applaudit les nouveaux arri­vants : héroïque femme qui brava la colère des barbares pour protéger les blessés dont regorge son hôpital et cacha dans sa maison les soldats échappés aux premiers combats.
Les ruines, fouillées, offrent un spectacle poignant.
Le soldat Mir trouve dans le jardin d'une maison une jeune femme, dévêtue, couchée sur un matelas, les deux seins arrachés.
Le caporal Galenc ouvre un énorme paquet contenant deux femmes et un enfant, nus et mutilés.
Dans une chambre, un monstre allemand, pris de boisson, pique de sa baïonnette deux femmes nues et attachées : un patrouilleur indigné lui écrase la tête.
Dans un ravin, quinze vieillards gisent pêle-mêle.
Plus loin, les cadavres de 300 coloniaux sont alignés dans la plaine.
Pris et repris quatre fois, le village reste enfin entre nos mains et, après quinze jours de combats, l'ennemi se replie dans la direction de Parroy.
Après quelques jours de repos, le 142e se dirige par étapes sur Nancy, où il est accueilli en libérateur.
Les habitants couvrent les troupiers de fleurs et ouvrent pour eux, toutes grandes, les portes de leurs foyers.
La marche se poursuit dans la direction de Noviant-aux-Prés, où le 142e prend contact avec le 142e allemand de la fameuse brigade Steinger, lui arrache brillamment les villages de Noviant-aux-Prés et de Flirey, mais ne peut progresser dans la forêt de Mortmare.
L'échauffourée est sanglante : l'ennemi ne fait pas de quar­tier. Le lieutenant Masson, porte-drapeau, est blessé au milieu du combat. Le colonel Fouque, le nouveau commandant du régiment, atteint d'une balle au thorax, expire peu de temps après à Noviant, dans les bras du brancardier Naudan.
La 31e D. I. garde ce secteur jusqu'au 10 octobre.
[fin du chapitre 1er]

2007-01-17

Eloge funèbre de l'abbé Montès

ÉLOGE FUNÈBRE
DU
Vénérable Abbé Montès

Chanoine honoraire de l'Eglise de Paris,
Ancien Aumônier de Madame la Dauphine,
Ancien Aumônier général des prisons de la Seine.


Messieurs,

Si l'honneur d'un père est le patrimoine de ses enfants, ne peut-on pas dire que la vie d'un homme de bien est aussi le patrimoine de tous ceux qui lui survivent ? Quelque soin qu'il prenne de la dérober à leurs regards avant qu'elle s’éteigne, Dieu, à qui rien n'est caché, permet heureusement qu'il en reste toujours assez de témoins pour sa gloire et leur édification. A ne considérer la longue existence du si digne abbé Montès qu'aux yeux du monde, elle est assurément bien obscure ; mais qu'elle est grande aux yeux delà foi ! C'est même de cette obscurité qu'elle tire aujourd'hui tout son éclat. Plus, en effet, elle a été humble et modeste devant les hommes, plus elle a maintenant de mérite devant Dieu. Aussi, le nom de l'abbé Montès appartient désormais à la postérité qui a le droit de le revendiquer comme un consolateur de l'humanité. Ce nom ne sera plus prononcé sans rappeler une bonne action, un bon exemple, et surtout sans inspirer la pratique si touchante de la charité, sa vertu par excellence. Avant de quitter la tombe autour de laquelle nous sommes réunis, j'ai pensé que nous avions un tribut de vénération à payer à la mémoire de ce saint prêtre. Honoré d'ailleurs de son estime et de son amitié, il m'en aurait trop coûté de rester muet en ce moment solennel où nous lui rendons les derniers devoirs.
Jean François MONTÈS naquit à Grenade (Haute-Garonne) le 1er novembre 1765. Dès sa plus tendre enfance il révéla un discernement bien rare. Comme il annonçait les plus heureuses dispositions, l'Archevêque de Toulouse, M. Loménie de Brienne, lors d'une visite pastorale qu'il faisait à Grenade, lui proposa de l'emmener avec lui à Toulouse et de le prendre sous sa protection. C'était une haute faveur, un bel avenir en perspective, puisque M. de Brienne devint depuis principal ministre de Louis XVI. Le jeune Montès, qui avait à cette époque dix ans à peine, ne fut pas séduit par cette proposition ; il la refusa. On pourrait croire que ce n'est pas de lui-même, aussi jeune qu'il était encore, on se tromperait. En parlant de cette circonstance dans ses vieux jours, il se rappelait très bien la résolution énergique qu'il avait prise alors, et ne la regrettait pas. Comment ne pas s'étonner de ce refus à un âge où l'on ne doute de rien, où l'on se fait illusion sur tout, où l'on est avide de ce qui est nouveau, où l'on est flatté des distinctions ? Ah ! C'est que le jeune Montès, tout enfant, était déjà réfléchi ! Il avait déjà, ce qu'il a conservé toute sa vie, un sens droit, un jugement sain. Il n'était enfant que par l'âge, il était au-dessus de son âge par la raison.
Il eut l'avantage d'avoir pour premier instituteur un homme qui eut assez de modestie pour lui dire un jour : Je vous ai appris tout ce que je sais, vous en savez même maintenant plus que moi, je vous conseille d'aller perfectionner et achever vos études au collège de Toulouse ; je vous y conduirai si vous le voulez. C'est ce qui eut lieu. Le jeune Montès avait le sentiment de ses moyens intellectuels. Lorsque, arrivé à ce collège, âgé de onze ans environ, on lui demanda dans quelle classe il voulait entrer : En Rhétorique, répondit-il sans la moindre hésitation. Le Directeur, tout surpris de la réponse de cet enfant qu'il savait sortir de la modeste école de Grenade, lui dit qu'il présumait probablement trop de lui-même, et qu'il n'était pas assez fort pour aborder ainsi d'emblée la rhétorique. Eh bien, reprend aussitôt le jeune Montès sans se déconcerter le moins du monde, je demande à composer. Cette demande était trop juste pour lui être refusée. Chaque composition devait être précédée d'une devise au choix de l'élève. Celle que prit le jeune Montès fût :

A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.

Au moment où l'on proclamait la troisième place, il entend qu'elle est dévolue à sa devise : C'est moi, s'écria-t-il aussitôt. C'est vous, reprend le Directeur, vous êtes des nôtres. Dans ses causeries familières, il racontait ingénument cette anecdote, qui donnait déjà la mesure de ses moyens.
A peine âgé de quinze ans il soutint, avec beaucoup de distinction, devant le Parlement de Toulouse ce qu'on appelait à cette époque la thèse d'honneur. Ce succès eut du retentissement, et fut assez apprécié pour attirer l'attention sur lui. On lui proposa, n'étant que simple laïque, d'être maître des conférences au séminaire de Saint-Charles à Toulouse. Il accepta cette proposition sans avoir alors la pensée de devenir prêtre. Ce n'était pas moins, quoi qu'à son insu, un premier pas vers le sacerdoce. Le contact avec les jeunes lévites qu'il était chargé d'enseigner était, dans les vues de Dieu, le moyen de l'aider à faire les autres pas et de déterminer sa vocation. Elle finit par se manifester, non toutefois sans avoir eu bien des luttes à essuyer. Il avait, dès sa naissance, une santé délicate, qui ne lui permettait pas une application soutenue. Il ne pouvait travailler que par saccade. Doué d'un esprit vif et pénétrant, il suppléait au temps, qu'il ne pouvait pas consacrer à l'étude, par la promptitude et la facilité du travail. Lorsqu'il fut question de faire le premier vœu qui l'engageait irrévocablement au sacerdoce, on lui opposa la faiblesse de sa santé. Cette opposition était d'autant plus sérieuse qu'elle était appuyée sur l'avis des médecins. Elle n'arrêta pas le jeune Montès qui pouvait répondre comme Saint Fulgence, à qui, un jour, on opposait également la délicatesse de son tempérament : Celui qui m'a inspiré la volonté de le servir peut bien me donner aussi la force nécessaire pour triompher de ma faiblesse. Chose bien digne de remarque, celui qu'on arrêtait au début de sa carrière, parce qu'on jugeait sa constitution trop faible, a vécu jusqu'à l'âge de 90 ans révolus, après avoir parcouru cette carrière dans les conditions les plus difficiles et qui devaient le plus en accélérer la fin. C'est que les pensées des hommes ne sont pas celles de Dieu, et quand une âme est bien enracinée dans la foi, elle a grâce pour entreprendre ce que d'autres ne sauraient faire.
Lors de la dernière assemblée des notables pour les élections aux États Généraux qui s'ouvrirent à Versailles le 5 Mai 1789, quoiqu'il ne fût encore que Diacre, il fut désigné par le clergé de Toulouse comme un des électeurs. Sa capacité si précoce et la considération dont il jouissait déjà, tout jeune qu'il était, lui valurent d'être élevé à la prêtrise avant l'âge requis ; les dispenses nécessaires lui furent délivrées à cet effet. A peine était-il revêtu du sacerdoce que la révolution éclata. Forcé de se cacher pour sauver ses jours, il apprend au bout de quelques mois qu'il n'est plus en sûreté dans le lieu où il s'était réfugié, et qu'on veut renouveler à Toulouse l'horrible massacre des prêtres qui avait ensanglanté l'église des Carmes à Paris le 2 septembre 1792. Dès lors ce n'est plus en France qu'il cherche une retraite, mais à l'étranger ; et dans quel temps est-il ainsi contraint de s'expatrier ? Au fort de l'hiver, le 31 Décembre 1792 ! Après avoir échappé à bien des dangers, il franchit la frontière d'Espagne, et arrive tout d'abord à Puycerda. Il croit y séjourner, vain espoir, il est réduit à errer de ville en ville : de Puycerda à Barcelonne, de Barcelonne à Valence, de Valence à Murcie, de Murcie à Carthagène, où il put enfin se fixer, mais où il tomba dangereusement malade. Sa guérison fut considérée comme un miracle. C'en était un, en effet, qu'une santé aussi frêle eut pu résister tout à la fois aux angoisses de la persécution, aux tourments de l'exil, aux cruelles anxiétés d'une vie errante et surtout à la violence du mal dont elle était atteinte. Mais Dieu le réservait pour l'accomplissement des desseins dont sa miséricorde avait plus tard à lui confier l'exécution. Le climat de Carthagène lui devint si contraire qu'il en sortit, aussitôt qu'il le put, pour aller à Malaga, d'où il se rendit ensuite à Séville.
D'Espagne où il resta six ans, les circonstances l'obligèrent à passer en Portugal ; il séjourna dix années à Lisbonne. Toujours maîtrisé par les évènements, il fut contraint d'aller jusqu'au Brésil où il demeura six mois à Rio-Janeïro et dix-huit mois à la baie de tous les Saints. Il eut fort à souffrir des brûlantes chaleurs de l'Amérique du Sud, et finit par venir en Angleterre où il resta quatre ans. Là, comme dans tous les pays où il a passé le temps de son émigration, il vivait du produit des leçons qu'il donnait. Sa méthode était si claire, si appréciée, qu'il avait autant d'élèves qu'il en voulait appartenant aux premières familles de Londres. Naturellement discret et réservé, il évitait, le plus possible, toute discussion religieuse à laquelle il était exposé en sa qualité de prêtre ; et quand, malgré toute sa discrétion, il était provoqué sur ce terrain, il ne reculait pas toutefois ; il s'arrangeait de manière à faire une de ces réponses si péremptoires qu'elle pût immédiatement fermer la bouche à son adversaire. Ainsi, un personnage d'un rang élevé l'aborda un jour en ces termes : Vous autres Catholiques vous vous laisseriez déchirer en morceaux pour votre religion. Milord, répond aussitôt l'abbé Montès, ne parlons pas de ça, je me bornerai à vous dire qu'avant Henri VIII nous étions frères. Cette réponse si simple, mais si pleine de sens et d'à-propos eut tout l'effet qu'il en espérait, elle coupa court à toute discussion.
Pendant les Cent-jours l'abbé Montès fut en Angleterre l'aumônier de Madame la Dauphine. Quand la famille royale rentra en France, les instances les plus pressantes lui furent adressées pour y rentrer aussi. Il n'était point de lui-même disposé à y revenir. Modeste, simple dans ses goûts, sans ambition, il serait probablement resté à Londres où le produit de ses leçons lui suffisait pour vivre. Il regarda comme un devoir de céder aux instances qui lui étaient faites, parce qu'il n'avait plus à craindre qu'on exigeât de lui un nouveau serment. Plutôt que de le prêter, il aurait préféré un exil perpétuel. Inébranlable dans sa foi, rien au monde n'aurait pu le faire transiger avec sa conscience.
Arrivé à Paris, il était loin de se douter du poste qui lui serait assigné. C'était le secret de Dieu ; le moment était venu de le lui révéler. On créa spécialement pour lui, d'après les intentions du roi Louis XVIII, une place sous le titre d'aumônier général des prisons de la Seine. Il fut bien expliqué alors que cette place ne lui était donnée que provisoirement et en attendant une position plus importante. Mais ce qui paraissait provisoire dans la pensée de celui qui lui conférait cette fonction, était réellement définitif dans les desseins de la divine Miséricorde. L'abbé Montès, lui-même, l'a exercée, dès le premier moment, comme s'il ne devait plus en avoir d'autre. Il n'était pas homme à ne remplir qu'à demi une mission dont il se chargeait.
Nommé le 20 novembre 1815, il mit aussitôt la main à l'œuvre. Mais quelle rude entreprise ! il y a tout à faire, tout à créer. Peu importe, il ne reculera devant aucun obstacle. Voulez-vous savoir où il puise tant de force, tant de confiance dans l'accomplissement de ses résolutions ? Écoutez ce qu'il répond à une personne dans une haute position sociale, qui semblait le plaindre en lui disant : Votre place, M. l'abbé, est bien affligeante. Personne ne le sait plus que moi, mais elle est grande aux yeux de la Religion, cela me suffit. Admirable réponse qui, à elle seule, peint si bien l'abbé Montès et le révèle tout entier. Avant lui, il n'y avait de chapelle dans aucune des prisons de la Seine, et cependant quel lieu en avait plus besoin qu'une prison ? C'est lui qui, le premier, a demandé et obtenu qu'on en construisît. Il avait compris que ce serait essayer en vain d'apporter des consolations dans ce triste séjour, s'il ne commençait point par élever un temple au Dieu de toute consolation. Il a eu celle de voir ses efforts couronnés de succès. Toutes les prisons de Paris ont eu leur chapelle, qui s'élevait, pour ainsi dire, à sa voix. On ne sait pas assez généralement tout l'effort que l'homme doit faire sur lui-même pour ne pas se laisser abattre dans l'adversité. C'est alors que notre pauvre nature, épuisée par une lutte incessante, ne peut pas se tenir debout, et tombe infailliblement si l'on n'a pas placé son point d'appui sur la seule base qui ne puisse être ébranlée, LA RELIGION. Voilà ce qu'avait si bien compris le vénérable abbé Montès. Aussi, il avait plus que de la sympathie, il avait du respect pour le malheur, lorsqu'il le voyait supporté avec résignation.
Aux consolations spirituelles qu'il ne se lassait pas de donner aux prisonniers, il joignait les adoucissements matériels. Nouveau Vincent de Paul, sa passion était la Charité. Il n'y avait sorte d'inventions qu'il n'imaginât pour tâcher d'apporter du soulagement au sort des prisonniers. Pour ne citer qu'un fait, en passant, chaque dimanche, tous sans exception, recevaient une ration de tabac ; il avait remarqué combien l'usage leur en était agréable et, par suite, combien ils en auraient ressenti la privation. A toute heure de jour et de nuit il était à leur disposition.
Rien ne pouvait ralentir son zèle dans l'exercice de ses pénibles fonctions. Oui, assurément bien pénibles ! Que l'on se reporte, en effet, à l'époque où l'abbé Montès les remplissait. Il n'y avait pas alors tous les changements qui ont été introduits depuis, tant dans le régime des prisons, que pour le transport des prisonniers. Ainsi, par exemple, c'était à Bicêtre, pendant bien des années, qu'avait lieu le départ de la chaîne. Quel émouvant spectacle elle présentait ! Debout, au milieu des condamnés déjà enchaînés et tous prêts à partir pour le bagne, le vénérable abbé leur adressait l'allocution la plus touchante qu'il commençait par ces mots : Mes enfants. Admirable charité qui le portait à se constituer le père de ceux qui étaient séquestrés de la société ! Ingénieuse paternité qui, en montrant à ces malheureux qu'ils n'étaient pas entièrement délaissés, relevait leur moral et les rendait plus accessibles aux grandes vérités qu'il leur révélait, pour leur apprendre toute la récompense que Dieu, dans son infinie miséricorde, réservait à une généreuse expiation de leurs fautes ainsi qu'à leur résignation dans la souffrance !
Que dire de sa mission auprès des condamnés à mort ? Là ce n'est plus le simple aumônier qui apparaît, mais bien plutôt un ange consolateur. Il n'a plus qu'une pensée, celle de sauver l'âme qui va paraître devant son Dieu. Avec quelle active sollicitude il épie le moment favorable pour entretenir le pauvre patient, dont tous les instants sont comptés, toucher son cœur, y exciter une contrition parfaite et l'arracher au désespoir en lui rappelant ces sublimes paroles du divin Maître qui, ne voulant pas même renvoyer au lendemain la récompense qu'il attache à un repentir sincère, n'a rien de plus pressé que de dire au larron pénitent : Avec moi, aujourd'hui, vous serez en Paradis !
Il n'y a maintenant qu'un pas de la prison à la place où l'on exécute. Quelle différence avec ce qui se passait autrefois, lorsqu'il fallait par tous les temps, par toutes les saisons, accompagner le condamné à mort, soit en place de Grève, sur une lourde charrette, soit depuis, à la barrière Saint-Jacques ! Il lui est même arrivé d'avoir à faire sur cette fatale charrette le trajet de Paris à Montreuil, l'une des communes du département de la Seine où l'instrument du supplice avait été dressé.
Non content de venir en aide aux prisonniers pendant leur captivité, c'était auprès de lui qu'ils trouvaient, à leur sortie de prison, de quoi traverser le passage, si difficile pour eux, de la liberté à un état qui leur permît de pourvoir par eux-mêmes a leur existence. Il a accompli à la lettre celte parole de son divin Maître : Dieu est charité. Aussi, ce ne serait donner qu'une idée bien imparfaite de son zèle à soulager son prochain que de se borner à dire de lui qu'il était charitable ; il serait plus juste d'emprunter les paroles du Sauveur et de dire qu'il était charité, non pas seulement pour toutes les œuvres qu'il faisait, mais encore par la manière dont il les faisait. N'agissant que pour Dieu et en vue de Dieu, il ne voulait et n'avait que Dieu pour témoin de tout le bien qui se répandait par ses mains. C'eût été le blesser que de lui en parler.
Tout à tous, il étendait même aux étrangers le secours de son ministère sacerdotal. Les Espagnols et les Portugais, dont il parlait la langue avec une étonnante facilité, trouvaient en lui, lorsqu'ils venaient en France, le guide tout à la fois le plus prudent, le plus sûr, le plus éclairé pour la direction de leur conscience. Il semblait que son cœur se fût senti trop à l'étroit si son dévouement à son prochain avait eu des bornes.
Au milieu de tous les soins spirituels et temporels qu'il prodiguait aux prisonniers, il trouvait encore le temps de prêcher dans presque toutes les paroisses de Paris, et de composer des sermons, dont plusieurs sont remarquables par l'élévation des pensées, par les aperçus nouveaux sous lesquels sont envisagés les sujets qu'il a traités, par leur précision, leur clarté, en un mot, par le cachet particulier dont ils sont empreints et qui n'appartient qu'à lui. Il est à désirer que ces sermons sortent un jour de l'obscurité dans laquelle l'humble abbé a voulu qu'ils restassent ensevelis de son vivant. La lecture ne peut qu'en être instructive et édifiante.
L'abbé Montès a été le type du vrai ministre de Jésus-Christ. Il était impossible de pousser plus loin la confiance en la miséricorde de Dieu et l'abandon à sa Providence. Alors qu'il commençait à monter avec peine les degrés de l'autel, on lui demandait s'il ne croyait pas arrivé le moment de sa retraite : Ce n'est pas à moi à le provoquer, répondit-il, quand il plaira à Dieu que je cesse les fondions que j'occupe, il saura bien trouver le moyen de me manifester sa volonté. Jusques là je ne ferai rien pour les quitter. Il tint parole ; et Dieu, qui ne pouvait pas laisser sans récompense une aussi grande foi dans sa providence, disposa depuis les évènements d'une manière si merveilleuse qu'il semble les avoir amenés tout exprès pour indiquer à son digne serviteur le parti qu'il avait à prendre, et lui procurer la nouvelle position qu'il avait de toute éternité réservée à ses vieux jours.
Comme Saint Paul, il ne tenait qu'à une gloire, celle du témoignage de sa conscience. Je lui ai entendu exprimer à ce sujet une trop belle pensée pour ne pas la reproduire ici. Ne faisant aucune économie, parce qu'il donnait aux prisonniers tout ce qui ne lui était pas absolument nécessaire pour se vêtir et se nourrir, il me disait un jour : Je n'ai rien, et pourtant si l’on me renvoyait, je ne me trouverais pas plus malheureux pour cela, il me suffirait de penser que je n'ai rien fait pour démériter, et ce témoignage de ma conscience me conserverait ma tranquillité comme auparavant.
L'abbé Montès avait pour principe qu'on ne pouvait bien remplir une fonction que lorsqu'on était toujours prêt à la quitter, et que ce n'était qu'à cette condition qu'on pouvait l'exercer honorablement, sans avoir jamais à transiger avec sa conscience sur tout ce qui tient à l'honneur et à la dignité de l'homme. Il ne se contentait pas du précepte, il le mettait en pratique. Un jour qu'on voulut prendre des mesures qui portaient atteinte à son titre d'aumônier général des prisons de la Seine, il envoya immédiatement, pour toute réponse, sa démission. Elle ne fut pas acceptée, et comme la condition de son maintien dans ses fonctions était qu'elles restassent intactes, on a renoncé à y apporter le moindre changement. Il attachait du prix à ce titre d'abord, par respect pour la personne du roi Louis XVIII qui le lui avait donné, ensuite par tout le bien qu'il le mettait à même de faire.
L'abbé Montès pouvait aspirer aux premières dignités ecclésiastiques : car il n'était pas moins distingué par son instruction que par ses vertus. Ancien professeur de philosophie à la faculté de Toulouse, il était en outre docteur en théologie. De plus, il a prêché, sous la Restauration, l'Avent à la cour, et le panégyrique de saint Louis devant l'Académie française. On sait qu'un tel honneur n'était réservé qu'à des prédicateurs de choix. Cependant, il est toujours resté dans ses obscures fonctions quoique ce fût une nature exceptionnelle et merveilleusement douée. Il avait, en effet, une intelligence supérieure, une grande rectitude de jugement, beaucoup de pénétration, de justesse, de promptitude dans l'esprit, une droiture inflexible, une douceur qui s'alliait à la fermeté, une égalité d'humeur qui résistait à une constitution excessivement nerveuse, un grand empire sur lui-même, un extrême désintéressement, une exquise délicatesse de sentiments, une candeur angélique, une bonté parfaite. Toutes ces éminentes qualités étaient comme voilées par une rare modestie et couronnées par le plus noble caractère.
L'abbé Montès, jusqu'à l'âge de 88 ans, avait conservé toutes ses facultés. Il se faisait un bonheur de relire à la fin de sa carrière toute la sainte Ecriture. Frappé tout à coup de cécité, il dût renoncer à ce projet qui lui avait tant souri. Il accepta cette nouvelle épreuve sans le moindre murmure, quelque sacrifice qu'elle imposât à un esprit tel que le sien. Loin, de se plaindre, il disait : C'eût été une trop grande satisfaction pour moi, et il ne doit pas y en avoir en ce monde. Malgré la perte de sa vue, il pouvait du moins, à l'aide d'un bras sur lequel il s'appuyait, continuer une habitude à laquelle il tenait beaucoup, celle de sortir tous les jours. Un mal, dont ses deux jambes sont successivement atteintes, le condamne bientôt à une immobilité absolue, lui naturellement si actif. A le voir accepter avec tant de soumission ce nouveau sacrifice, on croirait que Dieu n'a permis cette nouvelle infirmité que pour mettre plus en relief les vertus de son digne serviteur. Lorsque, par intérêt pour une santé aussi précieuse, on lui demande de se prêter à tous les soins qu'elle exige, il répond aussitôt avec la simplicité en même temps qu'avec l'énergie d'une conviction profonde : C'est mon devoir ; notre vie ne nous appartient pas. Nous sommes comme des soldats en faction, nous n’avons pas le droit de quitter notre poste. N'est-ce pas ici qu'apparaît, jusqu'à la dernière évidence aux yeux du vrai chrétien, cette merveilleuse supériorité de l'âme sur le corps, dont le dépérissement graduel, incessant, nous annonce la fin prochaine, inévitable, tandis que l'âme, par l'inaltérable sérénité dont elle ne cesse de jouir dans ce corps mourant en détail, semble déjà en possession de son immortalité ?
Toute la vie de l'abbé Montès peut se résumer en deux mots : l’exil et les prisons.
L'exil, dans lequel il a passé 22 ans pour échapper aux persécutions si violentes suscitées contre le clergé dont il faisait partie. Que d'inquiétudes, que de privations, que de peines pendant un éloignement aussi prolongé de sa patrie !
Les prisons, où, pendant 35 ans consécutifs, il a exercé le plus pénible ministère, qu'il n'a quitté qu'à regret à cause de son grand âge, qui ne lui permettait plus d'en remplir les fonctions telles qu'il les avait organisées.
Si le fils de Dieu a été aussi magnifique dans ses promesses pour de simples visites aux prisonniers, quelle ne sera pas la récompense réservée à celui qui passait pour ainsi dire sa vie avec eux, dans l'unique but de leur prodiguer tous les secours spirituels et temporels qu'il était en son pouvoir de leur procurer ?
On ne peut donner qu'une esquisse bien imparfaite d'une existence si pleine de jours au moment où elle vient de cesser. Les malheureux ont perdu un soutien sur la terre, mais ils compteront un avocat de plus dans le ciel. Oui, c'est au ciel qu'est montée cette âme d'élite ! Quelqu'impénétrables que soient les desseins de Dieu, j'ai besoin d'espérer qu'à l'heure où je vous parle, son divin maître lui a déjà dit : Venez le béni de mon père, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. Heureux celui qui peut laisser après lui une espérance aussi ferme, aussi consolante ! Quel plus noble héritage peut-il léguer à sa famille ? — Heureuse la famille qui sait en profiter pour mériter un jour de le rejoindre !
L'abbé Montès est né le jour de la fête de tous les Saints. Après une aussi belle vie selon la foi, ne peut-on pas dire que le jour de sa mort a encore été un jour de fête pour ces bienheureux dans le ciel, dont le plus grand bonheur est de nous voir partager avec eux l'éternelle félicité dont ils jouissent ?

2007-01-09

Conférence sur le Crédit Agricole



CONFÉRENCE

SUR

LE CRÉDIT AGRICOLE

LES CAISSES RÉGIONALES ET RURALES

DONNÉE

A la séance publique du Syndicat professionnel agricole de la Haute-Garonne

Le 11 Mars 1900

PAR

M. V. UCAY

Docteur en Droit, Conseiller général.



MESSIEURS,


Notre honorable Président faisait allusion, dans son magistral discours, à des conférenciers de cœur et de talent ; cet éloge pouvait bien s'appliquer aux maîtres éminents que vous venez d'entendre, mais il ne pouvait, certes, s'adresser à moi qui suis appelé pour la première fois à prendre la parole devant cette assemblée.
Je suis, au contraire, encore confus du trop grand honneur que l'on m'a fait, en me désignant pour cette tâche, et je l'aurais peut-être déclinée si je n'avais voulu saisir l'occasion unique, qui m'est offerte, d'exposer l'organisation pratique du crédit agricole devant un public nombreux, sans doute, mais surtout composé de propriétaires, vivant comme moi sur leurs terres, au milieu de ces cultivateurs qui doivent bénéficier du crédit agricole, et par conséquent bien compétents pour apprécier l'utilité et l'opportunité de ce crédit.
Je serais trop heureux, Messieurs, si je pouvais vous faire partager les convictions qui m'animent ; mais, ce que je désire avant tout, c'est que ma voix, si faible qu'elle soit, trouve en vous un écho, et que, franchissant les murs de cette enceinte, elle arrive jusqu'à nos cultivateurs, nos ouvriers, nos paysans, et leur donne l'assurance formelle qu'en favorisant la création d'un crédit agricole, le Syndicat de la Haute-Garonne ne poursuit qu'un but : c'est de travailler sans relâche à l'amélioration matérielle et morale de leur sort.
Mon intention est de traiter la matière du crédit d'une façon pratique. Mais auparavant, je suis tenu de résoudre certaines questions qui sont plutôt du domaine de la théorie.


1° Tout d'abord, est-il utile de fonder un crédit agricole ?


La question paraîtrait oiseuse, s'il s'agissait de commerce ou d'industrie ; car il est admis par tout le monde que ces deux branches de l'activité humaine ne sauraient exister, nulle part, sans le crédit.
Et pourquoi la question serait-elle plus discutable en agriculture ? Celle-ci ne tient-elle pas à la fois et de l'industrie et du commerce ? N'est-elle pas une véritable usine de produits organiques ? Ne met-elle pas, en œuvre, des capitaux considérables ? Ne cherche-t-elle pas à faire valoir l'argent que l'on confie à la terre, sous forme de semences, d'engrais ? etc.
La réponse ne paraît pas douteuse.
Et cependant, que se passe-t-il en pratique ?
Lorsque le plus petit commerçant ou industriel veut obtenir du crédit, il trouve des banquiers toujours disposés à lui ouvrir leur guichet ; tandis que le petit propriétaire qui a de bonnes terres au soleil, mais qui à un moment donné a besoin d'une somme, même minime, se voit refuser l'accès de toutes les maisons de banque.
On me citera, il est vrai, un dicton tel que celui-ci :
« Le propriétaire qui emprunte court à sa ruine. »
Cela peut être vrai de celui qui emprunte pour faire des dépenses fastueuses ; mais ce n'est pas le cas qui doit nous intéresser ici.
Nous nous occuperons seulement de l'agriculteur qui veut faire des dépenses utiles et nous distinguerons deux sortes d'emprunts : l'emprunt nécessaire et l'emprunt facultatif.
L'emprunt sera nécessaire, toutes les fois qu'un cas de force majeure aura mis le propriétaire dans l'impossibilité de faire face à ses obligations, avec ses ressources ordinaires.
Pourrait-on dire, par exemple, à l'agriculteur qui, après avoir contemplé ses beaux épis dorés, les voit tout à coup enfouis dans le sol par la grêle, de ne pas emprunter pour acheter des semences ? Oserait-on soutenir à ce viticulteur, dont les pampres ont été brisés par l'ouragan, qu'il ne doit pas emprunter pour donner des soins à sa vigne l'année suivante ?
Et au métayer, dont les écuries ont été décimées par l'épidémie, lui persuadera-t-on de ne pas remplacer ses attelages disparus ?
Qu'eût fait le Midi de la France si, après l'invasion phylloxérique il n'avait pas eu recours à l'emprunt pour reconstituer ses vignobles avec une telle rapidité et une si grande réussite, que la surabondance de leur récolte est devenue aujourd'hui une menace pour nous ?
Tout autant de cas, Messieurs, où l'emprunt n'est que trop justifié et où l'on pourrait dire à l’encontre du dicton déjà cité : « celui qui n'emprunte pas, se ruine. »
Mais à côté de ces emprunts indispensables il y a les emprunts facultatifs. Ce sont ceux qui ont simplement pour but, d'améliorer la production, d'augmenter les rendements.
Ils méritent d'être encouragés, parce qu'ils seront souvent un stimulant de l'intelligence et de l'activité et, par conséquent, une cause de progrès.


2° A qui doit-on prêter ?


Ce n'est pas au grand propriétaire qui emprunte des sommes considérables pour de grandes spéculations et qui ne peut se libérer qu'à des échéances éloignées. Celui-là trouvera toujours à emprunter à de bonnes conditions dans les grandes Sociétés telles que le Crédit Foncier, les Sociétés foncières de prêt et même chez les notaires.
L'institution du Crédit agricole est surtout faite pour favoriser le petit propriétaire, le fermier, le métayer et, en un mot, tous ceux qui peuvent avoir besoin de petites sommes et pour un temps relativement court.
Rien n'empêchera, du reste, que les grands propriétaires ne fassent usage de ce crédit dans les conditions précitées ; mais ce ne sera jamais qu'à titre exceptionnel.
Il faut, poser ce principe que le Crédit agricole doit être mobilier et personnel.
On prêtera au cultivateur, non pas à raison de l'étendue ou de la valeur des terres qu'il possède, mais eu égard à son honorabilité, à sa moralité, à ses aptitudes professionnelles. C'est le cultivateur laborieux et honnête qui trouvera surtout accès auprès des banques agricoles ; suivant une heureuse expression, on lui prêtera non parce qu'il a quelque chose, mais parce qu'il est quelqu'un.


3° Dans quelles circonstances devra-t-on prêter ?


Toutes les fois qu'il y aura lieu de favoriser une opération concernant l'industrie agricole. C'est ainsi qu'on pourra avancer les sommes nécessaires pour acheter des semences, des engrais, des outils aratoires, des instruments agricoles perfectionnés, des animaux de croit ou de travail.
On n'encouragera aucune dépense de luxe car on prête pour « mieux cultiver et non pour mieux vivre. »
Certaines industries se rattachant à l'agriculture, pourront aussi bénéficier du crédit agricole ; ainsi il sera quelquefois avantageux pour les agriculteurs d'une région qu'on favorise dans une commune la création d'un atelier de charronnage ou de maréchalerie lorsqu'elle en est dépourvue.
Quelques exemples, d'ailleurs, feront mieux saisir les avantages du prêt :
Si un métayer ou fermier veut faire l'élevage de bêtes à laine et qu'il n'ait pas les fonds indispensables pour l'achat d'un troupeau, il s'adressera à un bailleur de fonds qui lui achètera le troupeau et le lui donnera à cheptel, c'est-à-dire qu'il prendra la moitié des bénéfices, comme revenu de son argent. Or ces bénéfices pour un troupeau de 1000 à 1200 francs, peuvent être de 4 à 500 francs dont moitié pour le bailleur, 250 francs. Il s'ensuit que le fermier aura emprunté son argent à 20 ou 25 %.
Mais si ce fermier est honnête, laborieux et qu'il trouve accès auprès du crédit agricole, il obtiendra son argent à 3 ½ ou 4 % et paiera 40 francs d'intérêt au lieu de 250. Dans 5 ans ce fermier aura gagné la valeur de son troupeau par la seule différence des intérêts.
Un cultivateur vint me raconter ces jours-ci qu'il avait acheté un arpent de terre au prix de 1000 francs ; qu'il avait mis là toutes ses économies et que son grand désir serait de planter cet arpent en vignes ; mais pour cela il fallait de 150 à 200 francs d'avances qu'il ne possédait pas.
Ne croyez-vous pas, Messieurs, que le Crédit eût été bien appliqué en l'espèce et qu'on aurait pu sans crainte prêter 150 à 200 francs à un ouvrier assez sage pour avoir économisé sou par sou une somme de mille francs et acheté son lopin de terre à la transformation duquel il veut consacrer tout son labeur ; sûrement, cet ouvrier doublera la valeur de son fonds et le paiement des intérêts de la somme empruntée qui ne dépasseront pas 6 à 8 francs par an ne lui imposera aucune gène.
Il y a déjà deux ans qu'a été promulguée la loi sur les warrants agricoles. On a cru voir tout d'abord dans cette loi une panacée universelle. Or, qu'est-il arrivé ? C'est que cette loi n'a reçu, au moins dans nos régions, aucune application par suite du nombre des formalités qu'elle exige et de l'ignorance dans laquelle sont, à son égard, ceux qui pourraient le plus en profiter.
Eh bien, Messieurs, je crois que si le crédit agricole existait, la loi sur les warrants serait aussitôt mise en pratique et cela au grand profit de l'agriculture. Lorsqu'un cultivateur viendrait dire à un des administrateurs du crédit agricole : j'ai tant de récoltes dans mon grenier ou dans mon chai, mais le moment ne me paraît pas propice pour la vente et cependant j'ai besoin d'une somme déterminée, cet administrateur lui répondrait :
Mon ami, venez avec moi chez le greffier ; vous allez me signer un papier qui s'appelle warrant qui coûte 0 fr. 50 % et je me charge de tout le reste. Car cet administrateur saura bien que, muni de ce warrant qui vaut plus qu'une lettre de change, il trouvera de l'argent pour satisfaire ce cultivateur.
Il serait superflu, Messieurs, de multiplier davantage les exemples qui prouvent l'utilité et l'efficacité du Crédit agricole. Je me hâte de traiter une quatrième question.


4° Par quels moyens va-t-on instituer le Crédit agricole.


Actuellement l'agriculteur qui veut emprunter dispose de trois moyens : l'emprunt hypothécaire ou notarié, l'emprunt chez un banquier, ou l'emprunt chez un particulier par lettre de change.
L'emprunt par hypothèque est une bien vieille institution qui est actuellement l'objet de nombreuses critiques ; sa réforme est depuis longtemps à l'ordre du jour du Parlement. On sait, en effet, toutes les entraves que crée l'hypothèque à la circulation des biens et combien elle a soulevé de difficultés dans les partages, les successions de mineurs etc.
En tout cas elle exige un acte notarié dont les frais pour de petites sommes sont disproportionnés avec le résultat à obtenir.
L'emprunt fait à un banquier de campagne offre aussi des inconvénients. Sans doute il n'y a pas d'hypothèque, ni d'entrave à la circulation des biens, mais le banquier qui loue son argent ou celui d'autrui est tenu d'exiger, un taux élevé de façon à être rémunéré de ses peines, à courir des risques et aussi à tenir un certain train de maison qui dénote la prospérité de sa banque et inspire confiance à ses clients.
Il prête en général à 6 %, mais comme il renouvelle les mandats tous les trois mois, et prend 1 % de commission à chaque renouvellement, — soit 4 % par an — en fait, les frais d'emprunt sont de 10 %.
Reste l'emprunt, à un particulier par lettre de change.
Contre celui-ci, nous n'aurions rien à dire si nous le croyions facilement réalisable ; mais d'un côté il y a une grande difficulté pour l'emprunteur à rechercher les particuliers qui disposent de fonds et veulent les prêter sur simple billet, de l'autre, l'attente de l'emprunteur, l'ennui de se procurer sur lui des renseignements certains, l'obligation de diviser ses prêts, déterminent le plus souvent les détenteurs de fonds à les confier de préférence à la Caisse d'épargne, ou aux Sociétés de Crédit, plutôt qu'à des particuliers.
Puisque aucun de ces modes d'emprunt ne nous satisfait, sur quoi allons-nous faire reposer le Crédit agricole ?
La réponse sera brève : sur la Mutualité… Vous savez tous, Messieurs, combien cette bienfaisante institution a fait de progrès dans cette seconde moitié du siècle.
Appliquée d'abord au soulagement des malheureux au moyen des Sociétés de Secours mutuels, elle s'est successivement étendue aux Caisses de retraite pour la vieillesse, aux Assurances contre les accidents, contre la mortalité du bétail etc.
Nous allons Messieurs, lui faire franchir une dernière étape en l'appliquant au Crédit agricole.
Ce sera un fleuron de plus à cette belle couronne que nous devons tresser à la Mutualité dès l'aurore du vingtième siècle.
Soyons tous mutualistes, Messieurs, car nulle devise n'est plus belle, plus humaine et plus réalisable que celle qui est inscrite sur le drapeau de la Mutualité :


TOUS POUR UN ; UN POUR TOUS


Législation


Pour appliquer la Mutualité au Crédit agricole la loi a créé un mécanisme peu compliqué, mais qui comprend quatre rouages, ou plutôt quatre échelons successifs.
Les échelons se relient les uns aux autres comme les anneaux d'une même chaîne. Ce sont : 1° l'emprunteur ; 2° la Caisse rurale ; 3° la Caisse régionale ; 4° la Banque de France :
L'emprunteur. — Je n'en parlerai guère, j'ai dit plus haut que ce devait être le petit agriculteur, le petit cultivateur qui a besoin d'être encouragé dans ses opérations agricoles ou le grand propriétaire qui, accidentellement, a besoin d'un crédit modéré ;
La Caisse rurale. — J'en donnerai la définition suivante qui me parait embrasser la généralité des cas.
La Caisse rurale est une association de propriétaires, syndiqués ou non, d'une même commune, formée en vue de faciliter ou de garantir par des prêts les opérations agricoles de ses membres.
Cette définition renferme trois principes qui sont essentiels pour le bon fonctionnement de la Caisse rurale.
Le premier, c'est que le rayon de la Caisse rurale ne doit pas dépasser les limites de la commune.
C'est seulement dans ces limites que les administrateurs de la Caisse pourront suffisamment connaître la valeur morale des associés qui demandent un crédit et surveiller avec efficacité l'emploi des fonds qui leur auraient été confiés.
Il faut qu'on sache d'une façon absolue si l'emprunt a reçu la destination pour laquelle il a été fait et si l'emprunteur continue à jouir de la réputation qui lui a valu la confiance qu'on a placée en lui.
Une pareille surveillance aussi continue ne peut s'exercer en dehors des limites de la commune car les moyens d'information et les occasions de contact pourraient manquer.
Rien n'empêche cependant qu'exceptionnellement on ne puisse joindre deux communes ensemble ; mais je ne conseillerai jamais de constituer une Caisse rurale, soit pour un canton tout entier et encore moins pour un arrondissement.
Le deuxième principe, c'est qu'on ne doit prêter que pour faire des opérations agricoles : toute opération commerciale ou industrielle qui ne se rattache pas directement à l'agriculture ne sera pas l'objet d'un prêt de la part de la Caisse rurale.
L'opération agricole doit être elle même bien spécifiée et ne pas déguiser un emprunt destiné à l'extinction d'anciennes dettes ou à des dépenses de luxe.
Le troisième principe, c'est que les prêts ne peuvent être faits qu'à des membres de l'Association. S'il en était autrement, le crédit ne serait pas mutuel. Ainsi donc, quelle que soit l'honorabilité et la solvabilité des personnes qui veulent faire un emprunt, elles n'obtiendront satisfaction que si elles font partie de l'Association. On ne devra jamais laisser fléchir ce principe, sous peine de voir la Caisse rurale dégénérer en banque de spéculation. Il va sans dire que le maximum des prêts sera limité, d'abord pour mieux répartir les risques, mais surtout pour que l'opération ne comporte pas une avance trop considérable.
Ces trois principes étant admis, sous quelle forme devrons-nous fonder la Caisse rurale ?
Deux systèmes, ou plutôt deux types, sont plus habituellement adoptés.
Le type Raiffeisen et le type conforme à la loi du 5 novembre 1894.
L'un a pour base la responsabilité illimitée, l'autre la responsabilité limitée :
1° Type Raiffeisen.
La Caisse rurale du type Raiffeisen est une société en nom collectif, à capital variable.
Elle est régie par les articles 20, 21, 22 du Code de commerce et par les articles 48 à 54 de la loi du 24 juillet 1867.
Comme société en nom collectif, elle comporte la responsabilité solidaire et illimitée de tous ses membres.
La formation est des plus simples : Il suffit que trois personnes se réunissent et déclarent se former en société en dressant les statuts de leur Société par acte sous-seing privé et en autant d'exemplaires qu'il y a de membres.
La société ainsi constituée peut admettre, dans son sein, autant de membres qu'elle voudra et commencer les opérations en ayant soin, tout d'abord, d'organiser un conseil d'administration ; il ne lui restera ensuite qu'à remplir certaines formalités, telles que l'enregistrement de l'acte (au droit fixe de 3 fr. 75), le dépôt d'un exemplaire aux Greffes de la Justice de Paix et du Tribunal de commerce (12 francs) et la publication dans un journal.
La société régulièrement formée, comment va-t-elle fonctionner ? Elle peut ne pas posséder de capital et il est préférable même qu'elle n'en possède pas au début, parce que les intérêts à servir pour ce capital grèveraient son budget.
Elle attend qu'une demande d'emprunt soit faite par un de ses membres.
Dès que cette demande se produit, elle fait un appel de fonds, soit à un associé, soit à une personne étrangère à la société. Avec la responsabilité solidaire et illimitée de tous ses membres, elle offre une garantie à nulle autre pareille.
Il est donc certain qu'elle trouvera toujours du crédit. Elle n'a d'ailleurs, pour qu'on réponde à son appel, qu'à servir un intérêt supérieur à celui de la Caisse d'épargne, 2 fr. 75 par exemple, et les économies des paysans afflueront dans sa caisse au lieu de se déverser dans celles de l'Etat.
Supposons donc que la caisse rurale a obtenu le dépôt d'une somme égale à celle pour laquelle l'emprunt doit être fait.
Le déposant retire un bon de la somme prêtée, signé par le président de la caisse.
L'emprunteur, de son côté, souscrit un billet de pareille somme et le fait avaliser par une caution reconnue solvable.
Le déposant obtient ainsi la garantie solidaire de tous les membres de la caisse rurale et celle-ci possède la garantie de l'emprunteur et de sa caution.
Pour compléter cette dernière garantie, la caisse est tenue de se constituer une réserve au moyen des bénéfices qui résulteront de la différence entre le taux du prêt et celui de l'emprunt. Si, par exemple, elle sert 2 fr. 75 % au déposant, elle devra faire payer 3 fr. 75 % à l'emprunteur. Cette différence de 1 % est affectée à la constitution du fonds de réserve, car, je n'ai pas besoin de le dire, la Société n'a pas de frais, les fonctions des administrateurs étant gratuites.
Qu'arriverait-il si, à l'échéance, le billet n'était pas payé ?
D'abord, selon les circonstances, on pourra accorder des renouvellements ; à défaut de renouvellement, on poursuivra le débiteur principal et, s'il y a lieu, sa caution.
En cas d'insolvabilité de l'un ou de l'autre, on imputera la perte sur la réserve. Ce n'est qu'après épuisement de la réserve que la perte devra être répartie sur tous les membres de la caisse rurale.
Une pareille éventualité n'est pas à prévoir, car la caisse sera administrée par des hommes compétents, dévoués, qui, ayant leur responsabilité morale et pécuniaire engagée dans chaque prêt qu'ils feront au nom de la caisse, s'attacheront à ne prêter de l'argent qu'à bon escient, de façon à ne courir aucun risque et à ne mériter aucun reproche.
Cette éventualité se produirait-elle que la perte serait insignifiante pour chacun des membres. En effet, si la caisse rurale comprend 100 membres et qu'un jour, après épuisement de toutes les ressources, il survienne une perte de 4.000 francs, chaque membre n'aurait somme toute que 10 francs à payer, et il est à croire que cette avance lui serait vite remboursée par les nouveaux bénéfices que la caisse continuerait à prélever sur ses opérations.
Je suis donc convaincu qu'une caisse du type Raiffeisen, bien administrée, ne fait courir aucun risque à ses membres et qu'elle est appelée à rendre les plus grands services dans nos communes rurales où l'on trouve plus d'hommes de bonne volonté que de capitalistes.
Du reste, les 400 caisses qui fonctionnent depuis longtemps sous l'habile direction de M. Louis Durand, et dont aucune n'a sombré, sont bien la preuve la plus éloquente de la valeur du crédit agricole créé par M. Raiffeisen.
II. — Passons au second système, celui qui a été organisé par la loi du 5 novembre 1894.
Il diffère du précédent à trois points de vue principaux :
1° Les membres qui composent la caisse rurale doivent tous sans exception faire partie d'un syndicat ;
2° La société ne peut être formée qu'après la souscription d'un capital et, le versement du quart de ce capital (si elle est à capital variable on peut stipuler que son capital sera uniquement formé par ses bénéfices) ;
3° La responsabilité des associés peut être limitée.
En principe, cette société sera anonyme et à capital variable. Mais rien n'empêche qu'elle soit en nom collectif et à capital variable. Tel est le cas des caisses rurales créées par le Syndicat de Marmande, à la tète duquel se trouve un homme très distingué et très au courant des questions sociales, M. Lefèvre.
Mais ce cas est peut-être exceptionnel et, le plus souvent, les caisses du type 1894 seront fondées avec un capital déterminé et limiteront la responsabilité des sociétaires au montant de leurs apports.
Tout fondateur d'une caisse rurale devra donc tout d'abord rechercher le capital de fondation, puis dresser les statuts en se conformant aux prescriptions de la loi du 5 novembre 1894 qui sont les suivantes :
Article premier. — La Société, exclusivement composée de syndiqués, ne devra faciliter ou garantir que les opérations agricoles de ses membres. Elle pourra recevoir des dépôts de fonds en compte courant et se charger des recouvrements (escompte) ou paiements pour le compte des associés. Son capital pourra être constitué à l'aide de souscriptions qui formeront des parts nominatives et transmissibles seulement aux membres de la Société et avec l'agrément du conseil d'administration.
Si le capital est variable, il ne pourra jamais être réduit au-dessous du capital de fondation.
On voit que cet article a surtout pour but de réserver le bénéfice de la loi aux syndiqués et de réprimer toute tentative de spéculation sur les capitaux sociaux.
Elle crée un avantage qui n'existe pas dans les caisses Raiffeisen, c'est de pouvoir recevoir des dépôts en compte courant et d'escompter des billets à ordre, sans payer patente.
L'art. 2 au milieu de détails d'administration prévoit la possibilité de limiter la responsabilité des associés.
Nous avons vu au contraire que la caisse Raiffeisen ne limitait jamais la portée des engagements.
L'art. 3 a trait aux bénéfices qui devront être affectés pour les trois quarts au moins au fonds de réserve, le surplus devant être réparti entre les associés au prorata des prélèvements faits sur leurs opérations. A la dissolution de la Société, le fonds social sera partagé entre les sociétaires au prorata de leur souscription, à moins qu'il n'ait été d'avance affecté à une œuvre agricole.
Ces principes peuvent être appliqués dans la caisse Raiffeisen, mais ils n'y sont pas obligatoires.
L'art. 4 oblige la Société dans son propre intérêt à tenir une comptabilité commerciale. C'est une simple mesure de prudence. En retour, elle l'exempte de la patente et de l'impôt sur les valeurs mobilières.
La caisse Raiffeisen n'est pas astreinte à une tenue de livres spéciale ; mais pour échapper à la patente et à l'impôt, elle a dû s'interdire toute opération à ordre.
Dans l'art. 5, on énumère les conditions de publicité qui consistent dans le dépôt de la liste des administrateurs et des sociétaires, au greffe de la justice de paix en double exemplaire. Un de ces exemplaires est ensuite envoyé au greffe du tribunal de commerce de l'arrondissement. Chaque année, dans la première quinzaine de février, ce dépôt sera renouvelé avec le relevé des opérations effectuées.
Nous nous permettons de faire remarquer que tout cela est peut-être bien un peu compliqué pour des sociétés rurales.
L'art. 6 a soulevé beaucoup de critiques.
Il rend personnellement responsables, en cas de violation de la loi ou des statuts, les administrateurs de la Société, et il peut leur être infligé une amende de 16 à 500 francs sans préjudice de la dissolution de la Société.
Sans doute, cet article est regrettable, parce qu'il peut arrêter beaucoup de bonnes volontés et, par la crainte qu'il inspire, détourner de la pensée de fonder une caisse syndicale les hommes jusqu'ici les mieux disposés.
Mais il ne faut pas non plus en exagérer la portée. La responsabilité n'est encourue que dans le cas de violation des statuts de la loi, et non pour mauvaise gestion. Or, les hommes qui créeront une caisse seront assez bien informés pour se mettre en règle avec la loi. En outre, il faut croire que les tribunaux seraient assez bienveillants pour ne punir que la violation volontaire de la loi et non les erreurs involontaires.
Ne nous laissons donc pas effrayer par cet article, tout en continuant à demander aux pouvoirs publics sinon sa suppression absolue, tout au moins sa modification.
J'en ai fini avec la loi du 5 novembre 1894.
Il me resterait bien à discuter le point de savoir si cette loi se suffit à elle-même ou si elle ne fait que compléter, en la modifiant, la loi de 1867. Mais cette discussion, délicate, difficile, que je ne serais peut-être pas en mesure de soutenir devant vous, m'entraînerait trop loin. Je préfère la laisser ouverte, convaincu d'ailleurs qu'elle ne sera tranchée que lorsque les tribunaux se seront prononcés à cet égard.
Et maintenant, Messieurs, que j'ai exposé devant vous deux systèmes de caisses rurales, auquel, allez-vous me dire, faut-il donner la préférence ?
Je vous répondrai que ce sera une question d'opportunité.
Dans les communes où il y aura des hommes bien convaincus de l'utilité du Crédit agricole, bien décidés à l'organiser et n'hésitant pas à mettre au service de cette cause leur fortune, leur influence ou leur talent, n'hésitez pas à créer une caisse Raiffeisen. Cette caisse réussira, car les hommes qui l'auront fondée sont des apôtres dont la parole est toujours écoutée et l'exemple suivi.
Si, au contraire, le projet de création d'une caisse rurale n'est accepté qu'avec une certaine froideur, s'il rencontre des sceptiques, mieux vaut adopter le type 1894, avec la responsabilité limitée. On sera sûr ainsi de trouver un plus grand nombre d'adhérents.
Quel que soit d'ailleurs le système adopté, la caisse rurale mutuelle est sûre de réussir. Les six cents caisses qui existent en France sont toutes prospères. A l'étranger, le succès est plus accentué que chez nous. L'Allemagne ne compte pas moins de six mille caisses ; l'Italie en a plus de quatre mille. Leur situation est excellente et leur crédit est supérieur à celui de l'Etat.
Il y a quelques jours, Messieurs, visitant ce pays, je fus agréablement impressionné en lisant sur la porte d'une maison de très modeste apparence : « Banco populare », et je me pris à espérer que bientôt, peut-être, je pourrais aussi lire pareille enseigne dans ma propre commune.
Cet espoir, je le possède d'autant plus aujourd'hui en voyant combien vous êtes venus nombreux à celte séance, et quelle attention soutenue vous voulez bien prêter à ma parole.
Mais, poursuivant mon sujet, j'arrive au troisième échelon du crédit mutuel : la Caisse régionale.


Caisse Régionale.


La Caisse régionale a pour but principal de servir de trait d'union entre la Caisse rurale et la Banque de France, et de permettre à la première de recevoir, par son intermédiaire, les avances que la seconde est tenue de faire, en vertu de la loi qui renouvelle son privilège.
Créée par la loi du 31 mars 1899, elle ne peut être organisée que sous l'empire de la loi du 5 novembre 1894.
Par conséquent, tout ce que nous avons dit au sujet des caisses rurales, type 1894, s'applique à la caisse régionale. Nous n'y insisterons donc pas.
D'une façon générale, cette caisse prendra la forme d'une société anonyme à capital variable et par conséquent à risques limités.
Telle sera, Messieurs, la Caisse régionale agricole du Midi, que l'Union des syndicats du Midi se propose de fonder à Toulouse et dont le succès sera assuré, grâce à votre précieux concours.
Si vous le voulez bien, Messieurs, parcourons ensemble les particularités imposées, pour fonder une caisse régionale, par la loi de 1899, en dehors des prescriptions de la loi de 1894, que nous connaissons déjà.


Composition de la Caisse Régionale.


Elle ne peut, se composer que de membres des syndicats ou de sociétés de crédit mutuel.
Toute personne qui n'est pas affiliée à un syndicat ou toute société qui ne s'occupe pas exclusivement de crédit mutuel agricole ne peuvent participer à la création d'une caisse régionale.
En prenant cette mesure, le législateur a voulu exclure toute idée de spéculation et se placer absolument sur le terrain de la mutualité, en ne faisant bénéficier de la loi que des syndicats ou des mutualités.
La question s'est posée de savoir si un syndicat, entier, en tant que personnalité morale, pourrait souscrire à une caisse régionale. Bien que la loi ne le dise pas expressément, on est généralement d'avis que la souscription du syndicat est valable, et, de fait, c'est par des groupements de syndicats que les caisses régionales ont été jusqu'ici fondées.
C'est donc l'union des syndicats qui s'impose, c'est la coopération des diverses sociétés d'agriculture qui devient nécessaire.
Cette union se fera, Messieurs, si elle n'est déjà faite ; cette coopération se produira sûrement : je n'en veux pour preuve que la présence à ce bureau des distingués présidents de la Société centrale d'agriculture et de la Société d'agriculture de la Haute-Garonne.


Etendue de la Caisse régionale.


Le rayon d'une caisse régionale n'est pas limité par la loi : on peut donc avoir autant de caisses de ce genre qu'on voudra ; on pourrait même les juxtaposer.
Mais le bon sens indique qu'une seule et même caisse doit desservir un ensemble de départements dont les intérêts sont identiques, où les rapports sont fréquents et les moyens de communication faciles.
La Caisse du Midi embrassera les mêmes départements que l'Union des syndicats du Midi.


But et moyens d'action.


Le but de la Caisse est de faciliter les opérations agricoles effectuées par les membres des caisses rurales et garanties par ces sociétés.
A cet effet :
1° Elle escomptera les effets souscrits par ces membres et endossés par les caisses rurales ;
2° Elle fera à ces caisses les avances nécessaires.
Ainsi donc, Messieurs, si je comprends bien l'esprit de la loi, la Caisse régionale ne traitera pas directement avec les emprunteurs, elle n'aura affaire qu'aux Caisses rurales qui lui escompteront les effets souscrits par leurs membres après les avoir endossés.


Ressources de la Caisse régionale.


Les ressources de la Caisse sont nombreuses. Elles comprennent : 1° Le capital de fondation qui, pour notre Caisse, sera porté à 25.000 francs, au moyen de la souscription de 1.250 parts, à 20 francs chacune.
Le capital de fondation pourra être augmenté par de nouvelles souscriptions ; son intérêt ne pourra jamais dépasser 5 p. %. En pratique, il ne devra guère être supérieur au taux de la rente française.
2° Les avances de l'Etat.
Les avances consistent dans les 40 millions que la Banque est tenue de mettre à la disposition des Caisses régionales, en vertu de l'article 1er de la loi de 1899 et qui seront réparties entre elles en parts égales à leur capital de fondation, bien entendu à concurrence de ces 40 millions.
Ces avances sont faites sans intérêts. Grâce à elles, le capital des Caisses sera doublé, et cela gratuitement.
En plus, une somme de 2 millions sera versée annuellement par la Banque de France aux Caisses régionales, pendant 20 ans.
C'est donc un total de 80 millions que l'Etat emploie à subventionner le crédit agricole. Nous ne pouvons que reconnaître l'importance de ce sacrifice et remercier les législateurs de leur générosité.
3° Les emprunts et les émissions de bons que la Caisse peut faire sous sa responsabilité.
4° Enfin, la réserve qu'elle est tenue de se constituer par la différence entre le taux de son argent et celui des prêts qu'elle fait aux Caisses rurales.
La Société ne pouvant distribuer de dividende et les fonctions des administrateurs étant gratuites, les bénéfices s'accumuleront rapidement et constitueront cette réserve destinée à parer à toute perte.
Remarquez bien, Messieurs, que la Caisse comprend deux sortes de capitaux bien distincts : le capital de fondation et le capital avancé par l'Etat. Si le premier a été emprunté à 3 p. %, le second ne coûte rien ; donc, en réalité, pour le capital entier, la Société ne supportera qu'un intérêt de 1 1/2 p. %. Si elle prête aux Caisses rurales à 3 p. %, elle gagne donc 1 1/2 p. % sur chaque prêt.
Je proposerai volontiers la combinaison suivante : Placer en rentes sur l'Etat 3 % le capital de fondation et ne se servir pour les opérations à faire avec les Caisses rurales que du capital fourni par la Banque.
Le capital circulant ne coûtera rien et rapportera 3 p %. Cet intérêt sera mis en réserve après prélèvement des frais.
En cas de liquidation, le capital de fondation se retrouvera intact et sera intégralement restitué aux porteurs de parts.
L'autre capital sera repris par la Banque de France, et la réserve pourra être affectée par les statuts à une œuvre agricole.
Il est vrai que si la Banque croyait son capital compromis, elle pourrait le retirer au bout de cinq années. Mais cette éventualité n'est pas à prévoir.
La caisse régionale possède pour tous les effets qu'elle escompte une triple garantie : la garantie de l'emprunteur, celle de la caution et celle de tous les membres de la caisse rurale dans le système Raiffeisen ou du capital de fondation dans le système de 1894.
A défaut même de ces trois garanties, la caisse régionale possède une réserve qu'elle devra épuiser avant de toucher à son capital.
Tout prouve donc surabondamment que jamais notre société ne subira de perte, que jamais elle n'en imposera à ses membres.
C'est pourquoi, Messieurs, je ne saurais trop vous engager à envoyer vos souscriptions à la Caisse régionale en formation.
Non seulement vous avez intérêt à hâter cette fondation afin de participer à la première distribution de fonds qui sera faite par la Banque de France ; mais aussi, vous devez avoir à cœur de répandre dans vos campagnes les principes d'association en matière de crédit, principes qui seront, j'en suis convaincu, essentiellement féconds pour l'agriculture de notre région.
Je sais bien que ni les bonnes volontés, ni les concours généreux ne manquent parmi vous. Croyez-moi, Messieurs ; mettez-les au service de la meilleure des causes.
Faites-vous tous les apôtres de la Mutualité. Montrez au peuple combien vous êtes disposés à travailler pour son bien, et peut-être obtiendrez-vous ainsi d'élever une barrière contre l'invasion de théories qui tout en s'inspirant de sentiments généreux et humanitaires, portent atteinte à un principe que nous devons tous défendre, celui de l'inviolabilité de la propriété individuelle.
Ces jours-ci, une haute personnalité politique disait :
« Le capital doit travailler et le travail doit posséder. — » formule bien platonique si elle est prise à la lettre, car personne ne songerait à empêcher le capital de travailler, pas plus que le travail de posséder, — mais formule bien dangereuse aussi par l'opposition qu'elle semble créer entre le capital et le travail.
En effet, à mon sens du moins, le résultat le plus clair de ces paroles est de créer des classes de citoyens et de déchaîner la lutte entre ces classes.
Et bien cette lutte nous ne la voulons pas. Nous nous efforçons d'unir les Français et non de les diviser.
Que les capitalistes tendent la main aux travailleurs.
C’est de cette alliance entre le capital et le travail, c'est de cette mutualité bien comprise que résulteront l'harmonie et le bonheur de tous.
Et, nous, Messieurs, qui aurons favorisé cette alliance par la création du crédit agricole, nous aurons réalisé une partie de cet idéal de justice et d'humanité qui est au fond de tous nos cœurs.