2007-01-17

Eloge funèbre de l'abbé Montès

ÉLOGE FUNÈBRE
DU
Vénérable Abbé Montès

Chanoine honoraire de l'Eglise de Paris,
Ancien Aumônier de Madame la Dauphine,
Ancien Aumônier général des prisons de la Seine.


Messieurs,

Si l'honneur d'un père est le patrimoine de ses enfants, ne peut-on pas dire que la vie d'un homme de bien est aussi le patrimoine de tous ceux qui lui survivent ? Quelque soin qu'il prenne de la dérober à leurs regards avant qu'elle s’éteigne, Dieu, à qui rien n'est caché, permet heureusement qu'il en reste toujours assez de témoins pour sa gloire et leur édification. A ne considérer la longue existence du si digne abbé Montès qu'aux yeux du monde, elle est assurément bien obscure ; mais qu'elle est grande aux yeux delà foi ! C'est même de cette obscurité qu'elle tire aujourd'hui tout son éclat. Plus, en effet, elle a été humble et modeste devant les hommes, plus elle a maintenant de mérite devant Dieu. Aussi, le nom de l'abbé Montès appartient désormais à la postérité qui a le droit de le revendiquer comme un consolateur de l'humanité. Ce nom ne sera plus prononcé sans rappeler une bonne action, un bon exemple, et surtout sans inspirer la pratique si touchante de la charité, sa vertu par excellence. Avant de quitter la tombe autour de laquelle nous sommes réunis, j'ai pensé que nous avions un tribut de vénération à payer à la mémoire de ce saint prêtre. Honoré d'ailleurs de son estime et de son amitié, il m'en aurait trop coûté de rester muet en ce moment solennel où nous lui rendons les derniers devoirs.
Jean François MONTÈS naquit à Grenade (Haute-Garonne) le 1er novembre 1765. Dès sa plus tendre enfance il révéla un discernement bien rare. Comme il annonçait les plus heureuses dispositions, l'Archevêque de Toulouse, M. Loménie de Brienne, lors d'une visite pastorale qu'il faisait à Grenade, lui proposa de l'emmener avec lui à Toulouse et de le prendre sous sa protection. C'était une haute faveur, un bel avenir en perspective, puisque M. de Brienne devint depuis principal ministre de Louis XVI. Le jeune Montès, qui avait à cette époque dix ans à peine, ne fut pas séduit par cette proposition ; il la refusa. On pourrait croire que ce n'est pas de lui-même, aussi jeune qu'il était encore, on se tromperait. En parlant de cette circonstance dans ses vieux jours, il se rappelait très bien la résolution énergique qu'il avait prise alors, et ne la regrettait pas. Comment ne pas s'étonner de ce refus à un âge où l'on ne doute de rien, où l'on se fait illusion sur tout, où l'on est avide de ce qui est nouveau, où l'on est flatté des distinctions ? Ah ! C'est que le jeune Montès, tout enfant, était déjà réfléchi ! Il avait déjà, ce qu'il a conservé toute sa vie, un sens droit, un jugement sain. Il n'était enfant que par l'âge, il était au-dessus de son âge par la raison.
Il eut l'avantage d'avoir pour premier instituteur un homme qui eut assez de modestie pour lui dire un jour : Je vous ai appris tout ce que je sais, vous en savez même maintenant plus que moi, je vous conseille d'aller perfectionner et achever vos études au collège de Toulouse ; je vous y conduirai si vous le voulez. C'est ce qui eut lieu. Le jeune Montès avait le sentiment de ses moyens intellectuels. Lorsque, arrivé à ce collège, âgé de onze ans environ, on lui demanda dans quelle classe il voulait entrer : En Rhétorique, répondit-il sans la moindre hésitation. Le Directeur, tout surpris de la réponse de cet enfant qu'il savait sortir de la modeste école de Grenade, lui dit qu'il présumait probablement trop de lui-même, et qu'il n'était pas assez fort pour aborder ainsi d'emblée la rhétorique. Eh bien, reprend aussitôt le jeune Montès sans se déconcerter le moins du monde, je demande à composer. Cette demande était trop juste pour lui être refusée. Chaque composition devait être précédée d'une devise au choix de l'élève. Celle que prit le jeune Montès fût :

A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.

Au moment où l'on proclamait la troisième place, il entend qu'elle est dévolue à sa devise : C'est moi, s'écria-t-il aussitôt. C'est vous, reprend le Directeur, vous êtes des nôtres. Dans ses causeries familières, il racontait ingénument cette anecdote, qui donnait déjà la mesure de ses moyens.
A peine âgé de quinze ans il soutint, avec beaucoup de distinction, devant le Parlement de Toulouse ce qu'on appelait à cette époque la thèse d'honneur. Ce succès eut du retentissement, et fut assez apprécié pour attirer l'attention sur lui. On lui proposa, n'étant que simple laïque, d'être maître des conférences au séminaire de Saint-Charles à Toulouse. Il accepta cette proposition sans avoir alors la pensée de devenir prêtre. Ce n'était pas moins, quoi qu'à son insu, un premier pas vers le sacerdoce. Le contact avec les jeunes lévites qu'il était chargé d'enseigner était, dans les vues de Dieu, le moyen de l'aider à faire les autres pas et de déterminer sa vocation. Elle finit par se manifester, non toutefois sans avoir eu bien des luttes à essuyer. Il avait, dès sa naissance, une santé délicate, qui ne lui permettait pas une application soutenue. Il ne pouvait travailler que par saccade. Doué d'un esprit vif et pénétrant, il suppléait au temps, qu'il ne pouvait pas consacrer à l'étude, par la promptitude et la facilité du travail. Lorsqu'il fut question de faire le premier vœu qui l'engageait irrévocablement au sacerdoce, on lui opposa la faiblesse de sa santé. Cette opposition était d'autant plus sérieuse qu'elle était appuyée sur l'avis des médecins. Elle n'arrêta pas le jeune Montès qui pouvait répondre comme Saint Fulgence, à qui, un jour, on opposait également la délicatesse de son tempérament : Celui qui m'a inspiré la volonté de le servir peut bien me donner aussi la force nécessaire pour triompher de ma faiblesse. Chose bien digne de remarque, celui qu'on arrêtait au début de sa carrière, parce qu'on jugeait sa constitution trop faible, a vécu jusqu'à l'âge de 90 ans révolus, après avoir parcouru cette carrière dans les conditions les plus difficiles et qui devaient le plus en accélérer la fin. C'est que les pensées des hommes ne sont pas celles de Dieu, et quand une âme est bien enracinée dans la foi, elle a grâce pour entreprendre ce que d'autres ne sauraient faire.
Lors de la dernière assemblée des notables pour les élections aux États Généraux qui s'ouvrirent à Versailles le 5 Mai 1789, quoiqu'il ne fût encore que Diacre, il fut désigné par le clergé de Toulouse comme un des électeurs. Sa capacité si précoce et la considération dont il jouissait déjà, tout jeune qu'il était, lui valurent d'être élevé à la prêtrise avant l'âge requis ; les dispenses nécessaires lui furent délivrées à cet effet. A peine était-il revêtu du sacerdoce que la révolution éclata. Forcé de se cacher pour sauver ses jours, il apprend au bout de quelques mois qu'il n'est plus en sûreté dans le lieu où il s'était réfugié, et qu'on veut renouveler à Toulouse l'horrible massacre des prêtres qui avait ensanglanté l'église des Carmes à Paris le 2 septembre 1792. Dès lors ce n'est plus en France qu'il cherche une retraite, mais à l'étranger ; et dans quel temps est-il ainsi contraint de s'expatrier ? Au fort de l'hiver, le 31 Décembre 1792 ! Après avoir échappé à bien des dangers, il franchit la frontière d'Espagne, et arrive tout d'abord à Puycerda. Il croit y séjourner, vain espoir, il est réduit à errer de ville en ville : de Puycerda à Barcelonne, de Barcelonne à Valence, de Valence à Murcie, de Murcie à Carthagène, où il put enfin se fixer, mais où il tomba dangereusement malade. Sa guérison fut considérée comme un miracle. C'en était un, en effet, qu'une santé aussi frêle eut pu résister tout à la fois aux angoisses de la persécution, aux tourments de l'exil, aux cruelles anxiétés d'une vie errante et surtout à la violence du mal dont elle était atteinte. Mais Dieu le réservait pour l'accomplissement des desseins dont sa miséricorde avait plus tard à lui confier l'exécution. Le climat de Carthagène lui devint si contraire qu'il en sortit, aussitôt qu'il le put, pour aller à Malaga, d'où il se rendit ensuite à Séville.
D'Espagne où il resta six ans, les circonstances l'obligèrent à passer en Portugal ; il séjourna dix années à Lisbonne. Toujours maîtrisé par les évènements, il fut contraint d'aller jusqu'au Brésil où il demeura six mois à Rio-Janeïro et dix-huit mois à la baie de tous les Saints. Il eut fort à souffrir des brûlantes chaleurs de l'Amérique du Sud, et finit par venir en Angleterre où il resta quatre ans. Là, comme dans tous les pays où il a passé le temps de son émigration, il vivait du produit des leçons qu'il donnait. Sa méthode était si claire, si appréciée, qu'il avait autant d'élèves qu'il en voulait appartenant aux premières familles de Londres. Naturellement discret et réservé, il évitait, le plus possible, toute discussion religieuse à laquelle il était exposé en sa qualité de prêtre ; et quand, malgré toute sa discrétion, il était provoqué sur ce terrain, il ne reculait pas toutefois ; il s'arrangeait de manière à faire une de ces réponses si péremptoires qu'elle pût immédiatement fermer la bouche à son adversaire. Ainsi, un personnage d'un rang élevé l'aborda un jour en ces termes : Vous autres Catholiques vous vous laisseriez déchirer en morceaux pour votre religion. Milord, répond aussitôt l'abbé Montès, ne parlons pas de ça, je me bornerai à vous dire qu'avant Henri VIII nous étions frères. Cette réponse si simple, mais si pleine de sens et d'à-propos eut tout l'effet qu'il en espérait, elle coupa court à toute discussion.
Pendant les Cent-jours l'abbé Montès fut en Angleterre l'aumônier de Madame la Dauphine. Quand la famille royale rentra en France, les instances les plus pressantes lui furent adressées pour y rentrer aussi. Il n'était point de lui-même disposé à y revenir. Modeste, simple dans ses goûts, sans ambition, il serait probablement resté à Londres où le produit de ses leçons lui suffisait pour vivre. Il regarda comme un devoir de céder aux instances qui lui étaient faites, parce qu'il n'avait plus à craindre qu'on exigeât de lui un nouveau serment. Plutôt que de le prêter, il aurait préféré un exil perpétuel. Inébranlable dans sa foi, rien au monde n'aurait pu le faire transiger avec sa conscience.
Arrivé à Paris, il était loin de se douter du poste qui lui serait assigné. C'était le secret de Dieu ; le moment était venu de le lui révéler. On créa spécialement pour lui, d'après les intentions du roi Louis XVIII, une place sous le titre d'aumônier général des prisons de la Seine. Il fut bien expliqué alors que cette place ne lui était donnée que provisoirement et en attendant une position plus importante. Mais ce qui paraissait provisoire dans la pensée de celui qui lui conférait cette fonction, était réellement définitif dans les desseins de la divine Miséricorde. L'abbé Montès, lui-même, l'a exercée, dès le premier moment, comme s'il ne devait plus en avoir d'autre. Il n'était pas homme à ne remplir qu'à demi une mission dont il se chargeait.
Nommé le 20 novembre 1815, il mit aussitôt la main à l'œuvre. Mais quelle rude entreprise ! il y a tout à faire, tout à créer. Peu importe, il ne reculera devant aucun obstacle. Voulez-vous savoir où il puise tant de force, tant de confiance dans l'accomplissement de ses résolutions ? Écoutez ce qu'il répond à une personne dans une haute position sociale, qui semblait le plaindre en lui disant : Votre place, M. l'abbé, est bien affligeante. Personne ne le sait plus que moi, mais elle est grande aux yeux de la Religion, cela me suffit. Admirable réponse qui, à elle seule, peint si bien l'abbé Montès et le révèle tout entier. Avant lui, il n'y avait de chapelle dans aucune des prisons de la Seine, et cependant quel lieu en avait plus besoin qu'une prison ? C'est lui qui, le premier, a demandé et obtenu qu'on en construisît. Il avait compris que ce serait essayer en vain d'apporter des consolations dans ce triste séjour, s'il ne commençait point par élever un temple au Dieu de toute consolation. Il a eu celle de voir ses efforts couronnés de succès. Toutes les prisons de Paris ont eu leur chapelle, qui s'élevait, pour ainsi dire, à sa voix. On ne sait pas assez généralement tout l'effort que l'homme doit faire sur lui-même pour ne pas se laisser abattre dans l'adversité. C'est alors que notre pauvre nature, épuisée par une lutte incessante, ne peut pas se tenir debout, et tombe infailliblement si l'on n'a pas placé son point d'appui sur la seule base qui ne puisse être ébranlée, LA RELIGION. Voilà ce qu'avait si bien compris le vénérable abbé Montès. Aussi, il avait plus que de la sympathie, il avait du respect pour le malheur, lorsqu'il le voyait supporté avec résignation.
Aux consolations spirituelles qu'il ne se lassait pas de donner aux prisonniers, il joignait les adoucissements matériels. Nouveau Vincent de Paul, sa passion était la Charité. Il n'y avait sorte d'inventions qu'il n'imaginât pour tâcher d'apporter du soulagement au sort des prisonniers. Pour ne citer qu'un fait, en passant, chaque dimanche, tous sans exception, recevaient une ration de tabac ; il avait remarqué combien l'usage leur en était agréable et, par suite, combien ils en auraient ressenti la privation. A toute heure de jour et de nuit il était à leur disposition.
Rien ne pouvait ralentir son zèle dans l'exercice de ses pénibles fonctions. Oui, assurément bien pénibles ! Que l'on se reporte, en effet, à l'époque où l'abbé Montès les remplissait. Il n'y avait pas alors tous les changements qui ont été introduits depuis, tant dans le régime des prisons, que pour le transport des prisonniers. Ainsi, par exemple, c'était à Bicêtre, pendant bien des années, qu'avait lieu le départ de la chaîne. Quel émouvant spectacle elle présentait ! Debout, au milieu des condamnés déjà enchaînés et tous prêts à partir pour le bagne, le vénérable abbé leur adressait l'allocution la plus touchante qu'il commençait par ces mots : Mes enfants. Admirable charité qui le portait à se constituer le père de ceux qui étaient séquestrés de la société ! Ingénieuse paternité qui, en montrant à ces malheureux qu'ils n'étaient pas entièrement délaissés, relevait leur moral et les rendait plus accessibles aux grandes vérités qu'il leur révélait, pour leur apprendre toute la récompense que Dieu, dans son infinie miséricorde, réservait à une généreuse expiation de leurs fautes ainsi qu'à leur résignation dans la souffrance !
Que dire de sa mission auprès des condamnés à mort ? Là ce n'est plus le simple aumônier qui apparaît, mais bien plutôt un ange consolateur. Il n'a plus qu'une pensée, celle de sauver l'âme qui va paraître devant son Dieu. Avec quelle active sollicitude il épie le moment favorable pour entretenir le pauvre patient, dont tous les instants sont comptés, toucher son cœur, y exciter une contrition parfaite et l'arracher au désespoir en lui rappelant ces sublimes paroles du divin Maître qui, ne voulant pas même renvoyer au lendemain la récompense qu'il attache à un repentir sincère, n'a rien de plus pressé que de dire au larron pénitent : Avec moi, aujourd'hui, vous serez en Paradis !
Il n'y a maintenant qu'un pas de la prison à la place où l'on exécute. Quelle différence avec ce qui se passait autrefois, lorsqu'il fallait par tous les temps, par toutes les saisons, accompagner le condamné à mort, soit en place de Grève, sur une lourde charrette, soit depuis, à la barrière Saint-Jacques ! Il lui est même arrivé d'avoir à faire sur cette fatale charrette le trajet de Paris à Montreuil, l'une des communes du département de la Seine où l'instrument du supplice avait été dressé.
Non content de venir en aide aux prisonniers pendant leur captivité, c'était auprès de lui qu'ils trouvaient, à leur sortie de prison, de quoi traverser le passage, si difficile pour eux, de la liberté à un état qui leur permît de pourvoir par eux-mêmes a leur existence. Il a accompli à la lettre celte parole de son divin Maître : Dieu est charité. Aussi, ce ne serait donner qu'une idée bien imparfaite de son zèle à soulager son prochain que de se borner à dire de lui qu'il était charitable ; il serait plus juste d'emprunter les paroles du Sauveur et de dire qu'il était charité, non pas seulement pour toutes les œuvres qu'il faisait, mais encore par la manière dont il les faisait. N'agissant que pour Dieu et en vue de Dieu, il ne voulait et n'avait que Dieu pour témoin de tout le bien qui se répandait par ses mains. C'eût été le blesser que de lui en parler.
Tout à tous, il étendait même aux étrangers le secours de son ministère sacerdotal. Les Espagnols et les Portugais, dont il parlait la langue avec une étonnante facilité, trouvaient en lui, lorsqu'ils venaient en France, le guide tout à la fois le plus prudent, le plus sûr, le plus éclairé pour la direction de leur conscience. Il semblait que son cœur se fût senti trop à l'étroit si son dévouement à son prochain avait eu des bornes.
Au milieu de tous les soins spirituels et temporels qu'il prodiguait aux prisonniers, il trouvait encore le temps de prêcher dans presque toutes les paroisses de Paris, et de composer des sermons, dont plusieurs sont remarquables par l'élévation des pensées, par les aperçus nouveaux sous lesquels sont envisagés les sujets qu'il a traités, par leur précision, leur clarté, en un mot, par le cachet particulier dont ils sont empreints et qui n'appartient qu'à lui. Il est à désirer que ces sermons sortent un jour de l'obscurité dans laquelle l'humble abbé a voulu qu'ils restassent ensevelis de son vivant. La lecture ne peut qu'en être instructive et édifiante.
L'abbé Montès a été le type du vrai ministre de Jésus-Christ. Il était impossible de pousser plus loin la confiance en la miséricorde de Dieu et l'abandon à sa Providence. Alors qu'il commençait à monter avec peine les degrés de l'autel, on lui demandait s'il ne croyait pas arrivé le moment de sa retraite : Ce n'est pas à moi à le provoquer, répondit-il, quand il plaira à Dieu que je cesse les fondions que j'occupe, il saura bien trouver le moyen de me manifester sa volonté. Jusques là je ne ferai rien pour les quitter. Il tint parole ; et Dieu, qui ne pouvait pas laisser sans récompense une aussi grande foi dans sa providence, disposa depuis les évènements d'une manière si merveilleuse qu'il semble les avoir amenés tout exprès pour indiquer à son digne serviteur le parti qu'il avait à prendre, et lui procurer la nouvelle position qu'il avait de toute éternité réservée à ses vieux jours.
Comme Saint Paul, il ne tenait qu'à une gloire, celle du témoignage de sa conscience. Je lui ai entendu exprimer à ce sujet une trop belle pensée pour ne pas la reproduire ici. Ne faisant aucune économie, parce qu'il donnait aux prisonniers tout ce qui ne lui était pas absolument nécessaire pour se vêtir et se nourrir, il me disait un jour : Je n'ai rien, et pourtant si l’on me renvoyait, je ne me trouverais pas plus malheureux pour cela, il me suffirait de penser que je n'ai rien fait pour démériter, et ce témoignage de ma conscience me conserverait ma tranquillité comme auparavant.
L'abbé Montès avait pour principe qu'on ne pouvait bien remplir une fonction que lorsqu'on était toujours prêt à la quitter, et que ce n'était qu'à cette condition qu'on pouvait l'exercer honorablement, sans avoir jamais à transiger avec sa conscience sur tout ce qui tient à l'honneur et à la dignité de l'homme. Il ne se contentait pas du précepte, il le mettait en pratique. Un jour qu'on voulut prendre des mesures qui portaient atteinte à son titre d'aumônier général des prisons de la Seine, il envoya immédiatement, pour toute réponse, sa démission. Elle ne fut pas acceptée, et comme la condition de son maintien dans ses fonctions était qu'elles restassent intactes, on a renoncé à y apporter le moindre changement. Il attachait du prix à ce titre d'abord, par respect pour la personne du roi Louis XVIII qui le lui avait donné, ensuite par tout le bien qu'il le mettait à même de faire.
L'abbé Montès pouvait aspirer aux premières dignités ecclésiastiques : car il n'était pas moins distingué par son instruction que par ses vertus. Ancien professeur de philosophie à la faculté de Toulouse, il était en outre docteur en théologie. De plus, il a prêché, sous la Restauration, l'Avent à la cour, et le panégyrique de saint Louis devant l'Académie française. On sait qu'un tel honneur n'était réservé qu'à des prédicateurs de choix. Cependant, il est toujours resté dans ses obscures fonctions quoique ce fût une nature exceptionnelle et merveilleusement douée. Il avait, en effet, une intelligence supérieure, une grande rectitude de jugement, beaucoup de pénétration, de justesse, de promptitude dans l'esprit, une droiture inflexible, une douceur qui s'alliait à la fermeté, une égalité d'humeur qui résistait à une constitution excessivement nerveuse, un grand empire sur lui-même, un extrême désintéressement, une exquise délicatesse de sentiments, une candeur angélique, une bonté parfaite. Toutes ces éminentes qualités étaient comme voilées par une rare modestie et couronnées par le plus noble caractère.
L'abbé Montès, jusqu'à l'âge de 88 ans, avait conservé toutes ses facultés. Il se faisait un bonheur de relire à la fin de sa carrière toute la sainte Ecriture. Frappé tout à coup de cécité, il dût renoncer à ce projet qui lui avait tant souri. Il accepta cette nouvelle épreuve sans le moindre murmure, quelque sacrifice qu'elle imposât à un esprit tel que le sien. Loin, de se plaindre, il disait : C'eût été une trop grande satisfaction pour moi, et il ne doit pas y en avoir en ce monde. Malgré la perte de sa vue, il pouvait du moins, à l'aide d'un bras sur lequel il s'appuyait, continuer une habitude à laquelle il tenait beaucoup, celle de sortir tous les jours. Un mal, dont ses deux jambes sont successivement atteintes, le condamne bientôt à une immobilité absolue, lui naturellement si actif. A le voir accepter avec tant de soumission ce nouveau sacrifice, on croirait que Dieu n'a permis cette nouvelle infirmité que pour mettre plus en relief les vertus de son digne serviteur. Lorsque, par intérêt pour une santé aussi précieuse, on lui demande de se prêter à tous les soins qu'elle exige, il répond aussitôt avec la simplicité en même temps qu'avec l'énergie d'une conviction profonde : C'est mon devoir ; notre vie ne nous appartient pas. Nous sommes comme des soldats en faction, nous n’avons pas le droit de quitter notre poste. N'est-ce pas ici qu'apparaît, jusqu'à la dernière évidence aux yeux du vrai chrétien, cette merveilleuse supériorité de l'âme sur le corps, dont le dépérissement graduel, incessant, nous annonce la fin prochaine, inévitable, tandis que l'âme, par l'inaltérable sérénité dont elle ne cesse de jouir dans ce corps mourant en détail, semble déjà en possession de son immortalité ?
Toute la vie de l'abbé Montès peut se résumer en deux mots : l’exil et les prisons.
L'exil, dans lequel il a passé 22 ans pour échapper aux persécutions si violentes suscitées contre le clergé dont il faisait partie. Que d'inquiétudes, que de privations, que de peines pendant un éloignement aussi prolongé de sa patrie !
Les prisons, où, pendant 35 ans consécutifs, il a exercé le plus pénible ministère, qu'il n'a quitté qu'à regret à cause de son grand âge, qui ne lui permettait plus d'en remplir les fonctions telles qu'il les avait organisées.
Si le fils de Dieu a été aussi magnifique dans ses promesses pour de simples visites aux prisonniers, quelle ne sera pas la récompense réservée à celui qui passait pour ainsi dire sa vie avec eux, dans l'unique but de leur prodiguer tous les secours spirituels et temporels qu'il était en son pouvoir de leur procurer ?
On ne peut donner qu'une esquisse bien imparfaite d'une existence si pleine de jours au moment où elle vient de cesser. Les malheureux ont perdu un soutien sur la terre, mais ils compteront un avocat de plus dans le ciel. Oui, c'est au ciel qu'est montée cette âme d'élite ! Quelqu'impénétrables que soient les desseins de Dieu, j'ai besoin d'espérer qu'à l'heure où je vous parle, son divin maître lui a déjà dit : Venez le béni de mon père, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. Heureux celui qui peut laisser après lui une espérance aussi ferme, aussi consolante ! Quel plus noble héritage peut-il léguer à sa famille ? — Heureuse la famille qui sait en profiter pour mériter un jour de le rejoindre !
L'abbé Montès est né le jour de la fête de tous les Saints. Après une aussi belle vie selon la foi, ne peut-on pas dire que le jour de sa mort a encore été un jour de fête pour ces bienheureux dans le ciel, dont le plus grand bonheur est de nous voir partager avec eux l'éternelle félicité dont ils jouissent ?

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